Pierre WILLEQUET :Délires et splendeurs du religieux, La transcendance au XXI siècle. Élisabeth DARCHIS et Henri BARTOLI : (sous la dir. de) Le Mal, Traumas, hantises et mélancolie

Le Martin-Pécheur / Domaine jungien, Paris, 2018 – ISBN : 9791096 164011
L’Harmattan , Paris, 2018 – ISBN : 978-2-343-14701-7

Le mal ou faire mal ?

Deux ouvrages publiés au même moment viennent interroger chez l’être humain, tant sur le plan collectif qu’individuel, la violence, la haine, le mal avec leurs terribles conséquences.

Le premier ouvrage, celui de Pierre Willequet, très documenté et riche, offre de multiples entrées de lecture et tente notamment de mettre en évidence la pérennité du mythe et du « religieux » au sein du psychisme humain et les effets néfastes des institutions religieuses qui les représentent. L’auteur mêle des interrogations sur les trois religions monothéistes et l’origine en leur sein des violences en leur nom, au nom du châtiment divin, ceci à un moment où d’autres publications font état d’une sortie de l’ère religieuse et de l’emprise du péché. Mais Pierre Willequet avance son propos en argumentant d’une part, sur ce qu’il nomme les « incommensurables » (mort, passion amoureuse, ravissement mystique, destructivité, puissances cosmiques, etc.), ces altérités constamment présentes et qui nous dépassent, à l’origine de ce qui est nommé transcendance. Et d’autre part sur l’acte réflexif propre à l’homme, à l’origine de sa conscience et de l’émergence du symbolique, qui le fait bâtisseur de mythes et de religions ; réflexivité à laquelle il ne peut échapper. Seul l’homme s’interroge sur lui-même à partir de sa confrontation au mystère de la mort et à sa propre mort en particulier. C’est ce mouvement réflexif sur lui-même qui incite l’homme à se trouver des réponses ou à les recevoir comme d’un « au-delà » de lui-même par des révélations. Si l’humanité sort du religieux échappera-t-elle à l’emprise d’autres mythes comme celui de la science et de la technologie, du transhumanisme ou de l’intelligence artificielle ? Religion et science ne sont-elles pas deux faces d’une même pièce pour la maîtrise de l’invisible et de ses effets, donnant illusoirement accès, nous propose-t-il, à un idéal contrôlant et à l’évincement de l’horreur, notamment celle de la mort. Car le psychisme humain navigue sans arrêt, nous démontre Pierre Willequet, entre besoin de savoir et besoin de réassurance, pour ne pas devenir fou.
Pour Willequet, les crises que nous vivons actuellement incitent à se réinterroger sur les sous-bassement symboliques de nos sociétés, l’origine de leurs valeurs, l’essence du religieux et de ses substrats. Tout s’inscrit dans une vision du monde, dont il ne faut pas oublier l’histoire et ses structures profondes, les mythes fondateurs, les religions. La mondialisation éveille et révèle ces schèmes sous-jacents avec le risque de repli identitaire face à un vécu d’inconnu, donc de chaos.
L’auteur chemine en gardant en permanence une autre référence, celle des « connaissances » apportées par la psychanalyse, notamment jungienne, celle de la dynamique des archétypes et de leurs effets. Ces références lui permettent d’illustrer les dynamiques mystiques et penser leurs effets, notamment la propension des humains à s’identifier à l’omnipotence et à l’omniscience archétypique ou « divine ». Pierre Willequet relie les violences collectives auxquelles nous sommes périodiquement confrontées, aux échecs des systèmes religieux qui n’ont pas su ou pu garder vivante l’invitation à penser et créer offerte par les révélations des prophètes, et ceci à une époque où l’inconnu et l’incommensurable sont bien trop angoissants et insécuritaires pour être facilement affrontés. Il décrypte les échecs de la transmission dans les systèmes religieux. Car, en effet, comment transmettre ces révélations numineuses vécues comme des vérités du moment par les premiers adeptes, sans les rigidifier et leur faire perdre leur caractère évolutif ? Comment maintenir auprès des fidèles le vécu révolutionnaire et bouleversant des révélations afin de les garder vivantes ? L’insécurité que cela engendre suscite forcément des résistances qui enferment et stérilisent. Et comment traduire par la parole un vécu numineux, pour le transmettre ? Sans le déformer ou le transformer comme pour le récit d’un rêve en analyse ? ‘Parole d’homme’ dans un contexte culturel et environnemental donné ne signifie pas ‘parole divine’, mais traduction par l’homme de quelque chose qui le dépasse.
Et le danger s’insinue. Car ce n’est plus le vécu de la révélation qui est vérité, mais les textes eux-mêmes qui deviennent vérité et auxquels on ne peut plus toucher, qu’on ne peut plus interroger. Cette charge évolutive de la révélation est perdue, si l’on ne fait pas travailler les textes, nous dit l’auteur. En effet, notre rapport au monde, nous rappelle-t-il, est celui de la représentation que l’on s’en fait et non pas du monde ‘tel qu’il est’. Nous ne pouvons faire de l’invisible et de l’intangible qu’une représentation allusive, analogique ou métaphorique, ce que l’on retrouve dans tous les systèmes religieux. Oublier cela est à l’origine des conflits. Certains s’emparent des écrits « au nom de Dieu » et exercent ainsi un pouvoir incommensurable et dangereux.
Les religions ont échoué à transmettre leur message révélé par la foi qui s’inscrit dans la chair et l’expérience religieuse, et se sont contentées de la croyance, forme d’acquiescement conceptuel permettant un refuge dans l’idéal. La croyance ne s’adresse qu’à des zones périphériques de l’être et entraîne des risques de conditionnement que l’on retrouve chez les fanatiques de toutes religions. Même les rituels n’ont pas pu rester vivants pour le plus grand nombre et sont des coquilles vides. Pourtant contenants et pouvant intégrer en leur centre les puissances inconnues, évocateurs et protecteurs, les rituels incluent le corps et l’expérience vivante. Mais ce n’est pas une partie de plaisir que de se confronter aux rites initiatiques notamment dans une époque qui, après-guerre et le « plus jamais ça », a rejeté toute abomination en fabriquant un mode de consommation et de loisir, occultant la dimension tragique de la vie, le mal, le négatif. De plus, avance Pierre Willequet cette soumission au rituel nécessiterait aussi d’accepter une position féminine de réception pour faire advenir le tout autre. La pensée occidentale, avec la notion de ‘péché’ et l’exclusion de la sexualité du religieux, aurait banni et rayé ce potentiel révélateur. D’ailleurs, Pierre Willequet avance même que ce n’est pas le ravissement mystique qui singe ou rejoue l’acte sexuel, mais que c’est l’acte sexuel qui rejoue le ravissement mystique. La notion de faute, omniprésente dans les trois religions a engendré la légitimité des massacres passés et actuels au nom de Dieu. Dans le même temps, nous dit-il, ce sont les hommes qui font des lois et, pour qu’il y ait lois, il faut qu’il y ait des règles édictées – donc paroles humaines, donc interprétation. Elles sont écrites et secondaires, inscrites dans une culture et une époque. Malheureusement, elles sont venues fonctionner comme des lois ‘naturelles’ avec leur implacabilité, ce dont s’emparent les intégristes. On a basculé du ‘mal faire’ à ‘faire du mal’. Même si les règles sont bien sûr nécessaires, elles n’ont pas à être des diktats, mais des indicateurs, des gardes fous qui, mal utilisés, peuvent devenir malheureusement des armes de destructions massives. Elles servent à vivre ensemble. Mais le modèle des lois ‘naturelles’ est séduisant car sécurisant face à la terreur de l’incompréhension de la question de la mort et de l’altérité. Se figer sur des lois immuables et sur le passé est ainsi reconnu comme valeurs.
Il n’entre pas dans nos grilles habituelles de lecture psychanalytique d’arrimer au religieux, la résurgence terrifiante d’innombrables formes de violence. C’est ce qu’a cherché à démontrer Pierre Willequet tout au long de cet ouvrage.

Le deuxième ouvrage est issu de journées de conférences en 2017 de l’association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok sur thème du Mal. Il regroupe des interventions de psychanalystes de diverses obédiences, de thérapeutes familiaux, mais aussi de philosophes. Si bien que la notion de mal, avec la question de savoir si le Mal « absolu » existe, est abordée de multiples façons.
Les thérapeutes, face à la clinique et à l’histoire de la pensée analytique se demandent comme Henri Bartoli : « où la psychanalyse rencontre-t-elle le mal ? ». Est-il toujours en embuscade ou n’est-il qu’un avatar de la psychopathologie individuelle ? Pour Henri Bartoli, en tout cas, il n’est pas un fait de nature humaine qui attendrait le moment propice pour se délier. Mais, selon lui, la position de Freud qui relie le mal à un effet de la désintrication pulsionnelle (après son abandon de la théorie du trauma dans « Au-delà du Principe de Plaisir ») fait du mal une composante par essence de la nature humaine, du fait de l’intrication moi/ça. Ce qui entraîne une auto culpabilisation permanente de l’être humain ; relent théologique ? se demande Bartoli qui remet cette position en cause, suivant en cela Ferenczi d’abord puis Winnicott, Abraham et Maria Torok par la suite. C’est, selon lui, dans les vicissitudes de la relation d’objet (par maltraitance) et même dans l’absence d’instauration de celle-ci, que se situerait l’origine des actions des délinquants criminels de tous ordres. Il n’y aurait pas chez eux d’instauration de l’association entre la relation d’objet et le pulsionnel, ni celle de la haine de l’objet originel, haine qui permet la reconnaissance de l’altérité. Et cela, bien souvent, sur plusieurs générations, ce qui donnerait naissance à des fantômes bien encryptés et étrangers au moi. Ainsi, selon lui, la disposition au mal est issue de traumas réels, de non-deuils, de hontes transgénérationnels et non d’une pseudo-pulsionnalité démoniaque et maléfique.
Elisabeth Darchis, à travers une thérapie familiale, illustre le risque de radicalisation chez un adolescent aux prises avec le non-résolu du « ce qui a fait mal dans la famille », l’obligeant à projeter « le mal /Mal » au dehors et ainsi d’être aux prises avec une idéalisation et une quête d’immortalité en face d’une angoisse d’anéantisation. On retrouve ici les défenses qu’évoquait Pierre Willequet face à la terreur de l’inconnu de la mort.
Genevieve Welsh, de la SPP, illustre par son expérience avec des migrants cambodgiens combien la rencontre avec le non-familier dans la migration peut susciter des réactions archaïques (type bon/mauvais, etc.) rappelant les mouvements schizo-paranoïdes de l’enfance qui ont leur part dans la construction du mal pour le sujet. Elle démontre, à travers cette expérience avec des patients bouddhistes, que le bien et le mal ne sont pas des données du monde tel qu’il est, mais du monde en tant que notre représentation mentale. Que sont les bourreaux, s’interroge-t-elle ? Et alors que tout être humain est amené à obéir à une autorité, même pour faire du mal, qu’est-ce qui fait que certains disent non ?
Pour la philosophe Nicole-Nikol Abécassis , depuis Kant, il est manifeste que l’homme, bien que différenciant le bien et le mal, est condamné à commettre le mal car la volonté est toujours entachée de motivations hétérogènes à la moralité. Du coup le mal relève-t-il de la responsabilité de l’homme ? Faut-il lui pardonner son impuissance ?
Michel Juffé nous rappelle que l’homme a toujours cherché à se délivrer du mal, ou plutôt pour lui, de ce qui fait mal, des maux. Mais pour y parvenir, il a érigé ce ‘mal’ en ‘Mal’ avec une dimension métaphysique ou métapsychologique, ceci dans toutes les religions et même en psychanalyse. Le mal est relatif démontrent, Spinoza ou Nietzsche pour qui ce qui est Mal c’est de rester figé dans une perspective, définissant ce qui serait bien et ce qui serait mal. Nous ne cherchons donc pas à nous délivrer du Malin puisqu’il n’existe pas, mais de ce qui ‘fait mal’ nous rendant méchants et stupides. Nous souffririons de quatre maladies de l’âme : l’une nous fait perdre le contact avec autrui, l’autre nous désintègre, la troisième nous fait perdre notre identité, et la dernière nous robotise. Toutes ont des conséquences désastreuses dans nos relations/ non relations à autrui. Et nous cherchons alors de l’aide pour nous délivrer du mal ; nous cherchons une autorité :
- celle de Dieu qui induit fanatisme, cruauté au nom de la nécessité de « sauver l’âme » ou une identification au martyr.
- celle de l’homme providentiel qui sauve la patrie et nous dit comment agir,
- celle de la bonne Mère qui pardonne tout,
- celle du médecin, de l’éducateur, de l’homme politique, du père psychanalyste.
En lisant par nous-mêmes, délivrons nous, nous propose-t-il, des risques de l’emprise intellectuelle, de ceux de l’emprise technique, des stades du développement institués par la psychanalyse et de la « mac donaldisation » de la psychiatrie, des choix politiques à deux dimensions droite/ gauche et des théories économiques entre divination et bricolage.
Quant au psychanalyste Jean Cooren ce n’est pas la religion qu’il interroge dans la violence de la société comme l’a fait Pierre Willequet, mais le politique et son lien/non lien avec la psychanalyse. Pour lui en effet, si la notion de Bien et de Mal n’est plus liée à Dieu, comme dans l’enfer de Dante dès le début du XIV siècle, et que le rapport humain avec le mal n’est plus considéré comme une affaire de morale et de bonne volonté, les philosophes ont cependant traité en permanence de ces notions et la réalité a prouvé la persistance de la consistance du mal (deux guerres mondiales, la Shoah, et…). Ils y là de l’impensable, affirment certains comme Levinas ou Blanchot, et l’humanisme est impuissant à tenir éloigné le Mal absolu. On doit bien sûr à Freud et à ses successeurs, précise Cooren, le renouvellement de la question de l’origine du mal chez l’individu. Ce n’est plus quelque chose d’extérieur à soi puisque c’est constitutif de la pensée et même de l’émergence du désir. Mais si cela a influencé la pensée philosophique, cela n’a pas influencé la pensée politique ; même si on y parle de pulsion de mort à toutes les sauces, on oublie que celle-ci est insaisissable dans le réel, appréhendable seulement à travers un travail avec l’inconscient et dans l’après-coup, travail qui n’est pas fait.
Jean Cooren va insister sur la question du groupe, du Nous qui n’est pas une somme de Je . En effet le Nous est tout autant traversé que le Je par des forces destructrices qui lui sont propres, même si l’on a pu croire un moment à la majesté de la république communiste. Jean Cooren rappelle que, depuis Freud, la question de la pulsion de mort a évolué, le thème en a été creusé (on parle de pulsion tourbillonnante, de chaos), avec les recherches de Bion sur le groupe notamment. Et le groupe est en effet tout aussi traversé que le moi par des pré-pensées, une histoire et des préconceptions collectives qui agissent en sous-main. De plus, reprenant la différenciation qu’a faite Freud entre deuil et mélancolie, il rappelle qu’il existe toujours un noyau mélancolique et que les objets surinvestis dont on n’a pas fait le deuil sont nombreux, ceci tout autant sur le plan individuel que collectif. Ils peuvent ainsi facilement s’adosser collectivement au patriotisme, au nationalisme, extériorisant ainsi le conflit. Reprenant les théories d’Abraham et de Maria Torok qui suggèrent que c’est l’incorporation plutôt que l’introjection qui permet de survivre aux situations traumatiques, il rappelle que cette incorporation se fait dans des ‘cryptes’ et que celles-ci vont se mettre à fonctionner de manière autonome et parasite. On encrypte un chef mort surinvesti, des malversations, des idéaux. Toute écriture politique garde la trace de ces fantômes ; notre culture est hantée par les morts-vivants sans sépulture ; ne ferait-on pas la guerre plutôt que de rouvrir ces cryptes ?
Les politiques tiennent à distance la psychanalyse qui ne facilite pas l’accès au pouvoir, mais la psychanalyse ne tient-elle pas aussi la politique à distance ? Par exemple, en négligeant dans le Transfert /Contre-transfert le contexte dans lequel évolue le patient, contexte qui est aussi une condition de l’émergence du désir ? La neutralité qui fait ronronner la psychanalyse ne serait-elle pas une figure du mal ? Comment intégrer, à côté des phonèmes, les manifestations non verbales : les graphèmes qui font signe, et sont des manifestations des fantômes ? Ceci permettrait à la psychanalyse d’intervenir dans la lecture des faits sociaux et politiques. Quelle responsabilité est celle des analystes à faire silence ? Approbation ou résignation ? Car le politique nous touche au plus profond de nous-mêmes, là où errent les fantômes. Les composantes mélancoliques ou les défenses maniaques guident aussi le politique avec des conséquences qui peuvent être terribles. Les déconstruire serait fondamental.
Ces deux riches ouvrages peuvent, en tout cas, aider à penser ces sombres questions d’actualité auxquelles l’humanité est aujourd’hui confrontée d’une façon particulière.


Publié par Paulin Mahieux Maryse le 15 décembre 2020 dans Recensions de livres