Arlette PELLE : Le cerveau et l’inconscient, Neurosciences et psychanalyse

2015, Armand Collin, Paris – IBSN : 978 2 200 601 395

Arlette Pellé, dans un argumentaire très serré, basé sur une documentation scientifique de l’histoire et de l’actualité des Neurosciences, ainsi que sur son expérience de psychanalyste (dans la mouvance lacanienne), nous amène au cœur de ce qui fait actuellement débat entre ces deux approches de l’humain. Il ne peut s’agir ici de reprendre l’ensemble de son riche propos que chacun pourra découvrir à la lecture de son ouvrage, mais de présenter les questions fondamentales que sa recherche soulève, notamment pour les psychanalystes.

Arlette Pellé replace les deux disciplines dans l’histoire de l’homme, histoire qui aboutirait, selon elle, à privilégier aujourd’hui l’homme machine, effaçant la spécificité humaine, à savoir : le langage et la capacité symbolique. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle science, soutenue par les pouvoirs publics, au cœur d’une fascination pour la rationalité, porte de l’espoir vers le bonheur, considérant la psychanalyse comme dépassée, pré scientifique ? Celle-ci ne correspondant pas aux critères scientifiques d’observation, expérimentation, reproductivité. Mais ces critères de scientificité peuvent-ils s’appliquer à l’étude de ce qui fait l’humain ?

Elle met bien en lumière comment, en même temps que Freud élaborait sa théorie de l’inconscient, se développait – en réaction à la barbarie de la seconde guerre mondiale – la cybernétique, basée sur l’analogie cerveau/machine, réduisant le langage ordinaire en langage utile, communicationnel, permettant à l’information de circuler et réduisant le risque de développement du mal dans l’ombre. L’essor de la biologie moléculaire, la découverte de la structure de l’ADN et des gènes prouvant que l’homme ne se différencie que par « un détail » dans la continuité du vivant et les immenses progrès techniques dans l’étude du fonctionnement du cerveau ont enrichi cette conception de l’analogie cerveau/ machine qui sert de base aujourd’hui aux différentes théories neuroscientifiques.

Arlette Pellé rappelle qu’il existe un invariant dans l’histoire : chaque réécriture de la conception humaine correspond à la représentation concomitante que l’on se fait de l’univers. Aujourd’hui celle-ci est basée sur les lois mathématiques.

La psychanalyse, elle, est née sur le sol d’une mutation effective, du changement de discours dominant, celui du religieux au scientifique. Aujourd’hui l’humain n’est plus appréhendé par rapport à Dieu, au Père, mais par la méthode mathématique, appliquant aux processus psychiques une causalité organique, une matérielle objectivité (on pourra lire dans le même esprit, chez Fayard, un livre très intéressant d’Alain SUPIOT, professeur au Collège de France, intitulé La gouvernance par les nombres ). Dans ce parallèle univers -sciences de l’humain, A. Pellé nous fait remarquer que nous ne connaissons seulement que 4 % de l’univers, ces 4% seulement répondant aux lois de la physique.

Sommes-nous au cœur d’une mutation en cours, d’une nouvelle représentation de l’humain dans cette nouvelle alliance entre univers-société et humain par le quantifiable, par la seule rationalité scientifique ? Cette conception amplifiée par les pouvoirs publics et certains médias, dans l’idée de triompher de l’insuffisance de civilisation, d’éviter la barbarie, le mal pulsionnel, et, à travers le digital et le numérique, accéder au bonheur pour tous, a sans doute des enjeux économiques.

Le génie de Freud a été de rompre avec les neurosciences de son temps, (l’automatisme et l’arc réflexe, l’inconscient cérébral, automatique et réflexe) dans lesquelles il avait engagé sa carrière et de construire une théorie à partir de son expérience clinique. Par ces recherches, il a démontré que ce qui fonde et organise la réalité psychique c’est le langage, qui vient au petit humain, certes à travers son cerveau, mais aussi de l’Autre. Le couplage vivant-langage, signe une rupture dans les processus évolutifs et fait de l’humain un produit spécifique de la culture et de la civilisation, fondée sur l’évolution des sciences et des techniques certes, mais aussi sur les fictions, les mythes, les croyances, la culture, l’art.

Ainsi, la psychanalyse fait barrage à cette représentation de l’humain, car pour elle, l’homme naît deux fois, comme organisme vivant et comme parlant, ce qui permet de l’inscrire dans le symbolique. Car le langage n’est pas donné par le cerveau, il précède son développement, il implique la dimension de l’Autre et permet ce développement même.

Le langage s’interpose entre corps-sensation, vécu et nous, ce qui n’a rien à voir avec un langage codé et fixé par le génome. Il préexiste à la venue de l’humain, parlé avant que parler, reçu de l’Autre, ce qui va activer la machine cérébrale. Si personne ne parle à un humain, il ne survit pas. (sauf : l’enfant sauvage ?)

Ainsi, dans cette rupture avec le développement biologique, les critères de scientificité ne peuvent, selon elle, s’appliquer à l’étude de ce qui fait l’humain.

L’inconscient ne relève pas d’une science exacte, il a sa rationalité propre qui exclut la métaphysique, toute explication mystique, ou psychologique.

Si pour les neurosciences, c’est l’équation : équilibre + harmonie = bonheur à venir qui est l’enjeu, la psychanalyse rappelle que harmonie et pulsion de mort font bon ménage, pour rejoindre l’objet du manque, réaliser les notes ( ?) incestueuses, entraînant l’arrêt du désir et la mort du sujet .La psychanalyse n’est pas seulement une expérience de langage, elle ouvre sur un réel, ,un trou dans le savoir ; il n’y a pas d’accord, pas d’harmonie entre l’homme et le monde, l’homme et ses objets. La psychanalyse se conjugue avec liberté, ce qui n’est pas forcément le meilleur des mondes.

Pour les neurosciences, la vie psychique se confond avec le cerveau et le mental ; ce sont les bases neurobiologiques qui sont les déterminants de la conscience, de la subjectivité, des émotions, des passions ; ce qui supprime la spécificité humaine – le langage ordinaire et ses effets sur la subjectivité. Ses applications thérapeutiques reposent sur l’espoir de guérir la souffrance psychique en supprimant le traumatisme du souvenir et les émotions négatives.

Le langage avec ses malentendus, ses équivoques, ses erreurs, ses fautes, ses trébuchements, sa polysémie que le petit humain reçoit en héritage avant même de naître est rejeté dès l’origine par les neurosciences qui le réduisent à de l’information, à du formel, à du manipulable par la rationalité. Là est le fossé irréductible entre neurosciences et psychanalyse.

A. Pellé remarque que la question de la subjectivité est complexe dans les recherches des neurosciences et pose actuellement problème. Certains neuroscientifiques reconnaissent le travail de Freud, mais ils leur est difficile de s’y référer car ce serait, selon elle, céder sur leurs préalables : la question du langage et de la parole et la méthode scientifique. Mais alors, comment pour les neurosciences introduire l’imaginaire dans les phénomènes de conscience, ou rendre compte de l’écart entre un événement et son inscription ? Quid de la subjectivité ?

Ces approches très étudiées des deux méthodes permettent à A. Pellé de nous suggérer un certain nombre d’interrogations :

1) La subjectivité ne se prêtant pas à la méthode scientifique (les neurosciences ne savent pas prouver les mécanismes qualitatifs, subjectifs, inconscients), comment l’étudier sans tomber sans arrêt dans l’impasse et le paradoxe ?
Depuis les Lumières, toute référence à l’âme ou à l’esprit puis au psychisme aujourd’hui est considéré comme un reste métaphysique et élimine le langage ordinaire avec ses équivoques, ses malentendus ses métaphores et leurs effets sur la formation de la subjectivité. S’agira t-il de combattre l’imaginaire, les fictions subjectives ?

2) Quels sont les effets sur la subjectivité contemporaine de la formidable expansion des neurosciences, dans cette nouvelle alliance entre univers/société/et humain par le quantifiable ?

3) Le nouage par le monothéisme a donné un sujet ancré dans une subjectivité coupable, entraînant un retour sur soi pour être en paix avec sa conscience et l’amour de Dieu. Le nouage par le quantifiable donnera un sujet de la science destiné à s’éloigner de la culpabilité et de la subjectivité, un humain sans ombre, condamné à la transparence fiction.
Ce qui fait un parallèle avec le fonctionnement des sociétés primitives, avec la circularité du temps, un savoir sans trou, car tout est dit à l’origine ; il n’y a pas de place pour le changement, le nouveau, même si dans le monde contemporain le changement semble permanent, il s’agit plutôt d’une excitation généralisée. La complétude du savoir replié sur lui-même crée une dépendance religieuse maximale et neutralise la question du Soi. Sommes-nous dans une époque de mutation ou de régression ?
Deux logiques s’affrontent : la rationalité scientifique et celle du langage et de ses lois. Existerait-il un pont entre les deux ?

4) Y aurait-il une science incluant les deux versants du langage celui de la raison et celui de l’Autre, ce qui serait une science du sujet et non du corps parlant ? Car le sujet cognitiviste est un moi volontaire ou un cerveau qui commande au moi, ce qui exclut la sexualité, le langage ou la représentation qui échappe et qui est spécifiquement humain.

5) Peut-on penser que le langage humain et le langage animal ont même structure ? Qu’ils sont soumis à la même transmission de l’information, l’humain, pour les neurosciences, étant un animal comme les autres ?

6) Serait-on dans une prévalence des contenus scientifiques non pas parce qu’ils sont plus vrais mais parce qu’ils donneraient de meilleurs résultats pour l’homme ? Existerait-il, donc, un savoir inconscient qui choisirait le meilleur pour l’homme ?

7) L’humain des neurosciences devient un vivant adapté aux sciences et aux techniques qui ont soit-disant prouvé leur suprématie sur la métaphysique et la culture. L’homme est un vivant comme un autre, sorti de la primauté de l’histoire, de ses filiations, des déterminismes, de son groupe familial, social ou culturel ; il s’agit de faire valoir un environnement au sens large , techno- scientifique

8) Le fantasme d’en finir avec la condition humaine, de prendre la main sur l’évolution naturelle, de modifier et d’opérer une mutation artificielle du vivant humain est donnée comme réalisable.
Dans la relation de l’homme au réel, un pas est franchi : il ne s’agit plus seulement de comprendre, d’expliquer le fonctionnent central ou psychique mais par un acte technique, il s’agira de modifier le réel-même de l’évolution biologique. Notre cerveau amélioré sera-t-il le garant de notre bonheur à venir ?

9) Le réel et sa violence, les pulsions et ses excès, les passions et leur folie qui imprègnent autant la chair des mots que la chair du corps, devraient rendre l’âme, pour laisser vivre rationnellement un humain machiné par les techniques de communication autant que par celles des rééducations. Emprunter un chemin plus court entre pensée et action ? Échapper à la parole, par la transmission de pensée ? N’est ce pas ce que la psychanalyse appelle : des restes infantiles ?

10) Serait-il possible de fonder une modélisation élargie intégrant le savoir génétique, les neurosciences et la psychanalyse ? Cela semble trop complexe ? La neuropsychanalyse, qui en propose une, ne fait, selon A. Pellé, que traduire les concepts psychanalytiques en cognitifs et s’égarer dans une psychologie revêtue de pseudo-scientifique, évoquant les neurones miroirs comme transfert, ou la posture du psychanalyste en termes d’empathie. Ce sont des contre-sens majeurs.

La faille qui creuse l’impossible harmonie ne se refermera pas, elle est inhérente à la condition humaine, non résorbable. Elle est la garante de la singularité du sujet.
Deviendrons-nous des robots ? Gageons, espère A. Pellé, que la pulsion de mort ne l’emportera pas ...ou comme l’a dit Jung que le sens l’emportera.


Publié par Paulin Mahieux Maryse le 22 février 2017 dans Recensions de livres