Bruno TRAVERSI : Le corps inconscient Et l’Âme du monde selon C.G. Jung et W. Pauli

Ouverture Philosophique, L’Harmattan, 2016 — ISBN 978-2-343-08529-6

C’est, intriguée par le titre du livre de Bruno Traversi : « Le corps inconscient », que j’en ai débuté la lecture. Car, que peut bien signifier l’association de ces deux termes pour un psychanalyste qui n’a à faire qu’à la représentation du corps, proposée verbalement par son analysant ? Le corps est là en analyse, certes, mais « par côté » en quelque sorte, par côté par rapport à l’inconscient. L’un pouvant se relier à l’autre par la représentation inconsciente du corps. Qu’est-ce donc, alors, que le corps inconscient ?
Cet ouvrage n’a pas pour auteur un psychanalyste ; il est en fait, l’aboutissement d’une thèse de philosophie soutenue par B. Traversi à Paris Ouest Nanterre en 2015. Ma grande ignorance du domaine philosophique ne m’autorise pas à rendre compte avec un minimum de compétence des articulations que l’auteur opère entre ses hypothèses de recherche et les concepts des différents philosophes auxquels il fait référence. Laissons ce soin aux lecteurs compétents ; ce dont je vais tenter de rendre compte ne proviendra que de ma place de thérapeute. Mais notons néanmoins, qu’au fil des pages, on rencontre : Descartes et le corps machine, Aristote, Schopenhauer, Heidegger, des philosophes de la danse, de la science comme Hubert Reeves et Michel Cazenave. Mais aussi Saint Augustin, Platon et surtout Plotin auquel Jung et Pauli font de nombreuses références, nous rappelle B Traversi, lors de leurs échanges pour leurs recherches communes. Ces recherches et ces échanges sont d’ailleurs une des bases de travail de l’auteur, ce qui nous ramène de la philosophie à la psychanalyse jungienne.
Il s’y ajoute d’autres bases (auxquelles Jung a aussi fait référence), telles les philosophies orientales, avec le taoïsme (Lu Tsou et Lao Tseu) et le bouddhisme. Ces philosophies orientales, qui sont aussi des pratiques philosophiques rejoignent en cela Plotin dont B. Traversi nous dit qu’il « est à l’articulation de la pensée philosophique et d’une pratique philosophique ». Selon Plotin, ce serait par l’ascèse que l’on peut retrouver l’UN toujours présent autour duquel l’âme tourne. C’est aussi par l’ascèse, selon Lu Tsou (l’auteur du Mystère de la fleur d’or dont nous connaissons l’importance dans l’œuvre de Jung — et ceci 12 siècles avant un des maîtres à penser de l’auteur : Moreihi Ueshiba) que se produit en l’être humain et selon leurs pratiques respectives, un déplacement du centre, notion que Jung reprendra dans son hypothèse du Soi.
Moreihi Ueshiba, fondateur de l’aïkido qu’il fit évoluer d’un art martial à la danse « Kagura Mai », danse extatique, danse mandala, recherche par sa pratique le corps originel, cette part du corps capable d’exprimer l’origine unique qui se situe par-delà la dualité du physique et du psychique. Dans cette danse s’exprime une spontanéité authentique, issue d’un retour sur soi qui fait du geste, nous dit B Traversi, l’expression adéquate de l’origine première.
B. Traversi philosophe, mais aussi spécialiste confirmé de ces pratiques, croise ses expériences et dans sa thèse travaille ses hypothèses de recherche en étudiant un atelier de danse Kagura Mai. Nous ne reprendrons pas, ici, toute sa démonstration des origines mythiques et religieuses japonaises de ce type de danse extatique, ni de la différence avec la danse contemporaine-type Buto ou Contact Improvisation. Notons cependant que la spontanéité hétéronome de ces dernières, tournées vers l’extérieur, s’oppose à la spontanéité autonome inconsciente de la danse mandala, obtenue en fermant la porte des sens, dans un retournement sur soi, mouvement qui appartient tout autant à la pratique psychanalytique.
D’ailleurs B. Traversi ne cesse de faire des ponts entre ses recherches et celles de Jung et Pauli. Il vient démontrer dans sa thèse l’existence d’une spontanéité autonome inconsciente, générée à partir d’un centre qui n’est pas le moi du danseur et s’exprime sur la scène par toute une gestuelle réglée par un principe de symétrie. On voit se déployer entre les danseurs une unité qui n’est pas, comme dans la danse contemporaine, de fusion, entraînant le chaos, mais de conjonction — unité qui n’exclut pas la dualité — ainsi qu’une complémentarité entre eux, dans un espace qu’ils délimitent spontanément. Il se crée en effet un espace scénique qui évolue du cercle au carré. B Traversi parle de mise en évidence d’un champ scénique, champ au sens de la physique quantique qui vient ainsi témoigner d’une dimension qui transcende la division extérieur/intérieur, ainsi que d’une modification radicale du rapport à soi et au monde, à l’espace et à autrui. De plus, le déplacement des danseurs, spontanément en arrière et sans jamais se toucher, est pour lui une démonstration de la disparition de la flèche du temps : passé puis présent puis futur.
Ainsi le geste spontané autonome, dévoilé dans ce type de danse, se caractériserait par un ordonnancement général qui échappe à la conscience des sujets, repose sur un principe de symétrie de posture et de déplacement, sans marqueurs temporels, ou plutôt selon une atemporalité de coïncidence ou de synchronicité ; tout ceci serait l’expression d’un centre ordonnateur unique, expression de l’Un avant la dualité. Le corps qui se dévoile alors, en deçà de la volonté et de toute intention consciente peut être qualifié « d’inconscient » ou de corps originel, ordinairement enfoui (il ne faut d’ailleurs pas le confondre avec le corps archaïque, animal, régressif de la danse contemporaine). B Traversi rejoint ainsi les idées de Jung dont il rappelle cette phrase : « le fondement instinctivo-archaïque de notre esprit est constitué d’une donnée objective antérieurement présente, indépendante de l’expérience individuelle et de l’arbitraire purement subjectif ».
Et en effet, au vu de de ce qui vient d’être dit, on ne peut que faire un parallèle avec la recherche et les conceptions que Jung et Pauli ont travaillées, ce que fait aussi B. Traversi qui tisse sa réflexion entre ses expériences et sa lecture de leur correspondance.
Dans ce parallèle, on retrouve :
– l’inconscient psychoïde,
– la question de l’atemporalité dans l’inconscient et surtout celle de l’acausalité,
– la simultanéité, la synchronicité,
– la complémentarité au sens du physicien Niels Bohr (c’est-à-dire la non-exclusion), complémentarité entre conscient et inconscient pour Jung, entre danseurs pour B. Traversi, entre subjectif et objectif, entre corps et esprit, entre espace interne et espace externe, etc.
On peut d’ailleurs remarquer que toutes ces notions, avec celle de la symétrie, sont aussi, après Pauli, au cœur des recherches actuelles en physique fondamentale.
– le parallèle entre des hallucinations pas forcément pathologiques pour Jung et ces états particuliers vécus avec l’animation du bâton dans la transe de la danse Kagura Mai
– l’apparition de cet autre centre que Jung va nommer le Soi
Ainsi finalement, alors que Jung fera l’hypothèse d’un inconscient collectif, objectif, de nature psychoïde, B. Traversi nous dévoile une représentation d’un corps collectif, incarnation d’une unité première par-delà la dualité du physique et du psychique ; serait-ce une incarnation de l’inconscient collectif ?
Cet inconscient qui fait écho à celui que développent les Neurosciences appartient sans aucun doute au monde du psychanalyste jungien, dont une partie du travail consistera à interroger ce qu’il est devenu en chacun de nous ; quelle voie d’accès à travers défenses, clivage, déni ? Chemin propre à l’histoire de chacun et à celle de l’inconscient de ses proches. Ceci afin de retrouver cette base commune archétypale qui permet appui et point de départ d’une relation à l’autre que B. Traversi interroge même comme socle du vivre ensemble en société.
En effet, dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur développe une interrogation sur le vivre ensemble, de la fondation de Rome à nos jours, en s’appuyant sur ce socle commun qu’est le corps inconscient. Faudrait-il s’y appuyer d’autant plus dans le contexte sociopolitique mondial d’aujourd’hui ?


Publié par Paulin Mahieux Maryse le 24 février 2017 dans Recensions de livres