Carl Gustav Jung : L’Analyse des Visions, Le séminaire de 1930-1934

Edition Imago, La Compagnie du Livre Rouge, Paris – (2018) – ISBN 978-2-84952-962-1

À l’instar du Livre Rouge de Jung, cet ouvrage est un monument autant qu’un évènement. Un monument, avec ses 1400 pages, ses 2 kg passés, son organisation judicieuse – 1 préface et 1 introduction, de nombreuses notes, de superbes planches, les « résumés-index » des conférences. Un évènement, dans la mesure où, plus encore que sa pensée, l’on y rencontre, en fait, Jung lui-même, quelque vingt ans après le Livre Rouge, parlant avec spontanéité à ses auditeurs. Pour évoquer cet ouvrage, et cela dans un délai pas trop éloigné de sa publication, je n’ai pas attendu de l’avoir lu en son entier, m’appuyant surtout sur l’introduction écrite par Claire Douglas, qui permet d’avoir une vue très fine et extrêmement documentée de l’ensemble de ces séminaires et de leur contexte conceptuel et relationnel. Je citerai donc de larges passages de cette introduction, et pointerai brièvement quelques thèmes abordés, sans que cette présentation ne soit en rien exhaustive, tant s’en faut.

Refus d’une « méthode »

Ce livre nous place au cœur même de la pensée de Jung en même temps qu’au cœur de sa façon de travailler.

Plutôt que de développer une ‘méthode’ qui évoque, estime-t-il, « un dispositif absolument rigoureux devant obligatoirement conduire à des résultats », il « préfère de loin traiter le sujet, non pas comme une technique, mais plutôt comme une série d’évènements que nous observerons, sans nous sentir obligés d’en tirer des conclusions profondes et définitives. […] Il ne s’agit certainement pas d’une méthode, au sens d’une procédure systématique, exigeant que le patient dessine des images. […] c’est un mode d’expression naturel, de même que, si les mots ne suffisent pas pour expliquer un point en discussion, on a recours à un croquis ou à un diagramme pour se faire comprendre. » (p. 47)
« À partir du 30 octobre 1930 […] et jusqu’au 21 mars 1934, Jung a présenté et discuté des passages tirés de 44 visions de Morgan à partir de leur début » (p. 19) écrit Claire Douglas qui pense que « le but que Jung poursuivait dans ces conférences n’était pas tellement d’explorer ce que Christiana Morgan avait à lui apprendre sur la psyché féminine, mais plutôt d’enseigner à ses disciples sa propre théorie et sa propre méthode. » Il précise à son auditoire que ce que la psyché de C. Morgan donne à voir est « ce qu’on peut appeler la fonction transcendante […] il s’agit donc de la réconciliation des paires d’opposés et du processus entier de la formation de symboles. » (P. 20ss) « Jung se sert de Morgan comme d’un paradigme de femme en analyse », observe Claire Douglas, « il braque le projecteur sur sa pléthore initiale d’images masculines intérieures – qu’il dénomme animus – et aussi sur ces visions où Morgan est prise dans une descente, affronte des sacrifices, subit passivement une souffrance. » (p. 21)

Fonction transcendante

Dans ce séminaire, nous dit Claire Douglas, « Jung développe à loisir sa théorie en cours d’élaboration, sur la dimension archétypique de la psychologie en analysant le matériel clinique de l’une de ses patientes, Christiana Morgan. C’est une jeune Américaine de 28 ans qui, traversant une crise, s’était lancée dans un travail personnel à base d’images, assez comparables, à bien des égards, à celui que Jung avait entrepris, après sa rupture traumatisante avec Freud, en écrivant son Livre Rouge. » (p. 14)

Mais ce faisant, il aborde manifestement un large éventail des concepts qu’il a élaborés, et cela à partir du matériel concret qu’est l’analyse des visions de sa patiente.
« Une fois que Christiana Morgan eut commencé à ‘avoir ses visions’, Jung s’aperçut que la jeune femme possédait quelque chose qu’il n’avait observé auparavant que chez lui-même, l’équivalent de l’oreille absolue, un don certain pour entrer dans l’espace de l’inconscient collectif avec une justesse immédiate , pour s’ouvrir à ses images, et pour être enfin capable de les traduire de manière cohérente en phrases , aussi bien qu’en dessins et peintures » (p. 17)

Il enjoint donc Christiana Morgan à effectuer le même travail que lui dans son Livre Rouge, c’est-à-dire d’enregistrer par écrit et par images toute son expérience des visions. Il l’avertit : « Si les gens viennent vous dire que c’est là une activité morbide ou névrotique et si par malheur vous les écoutez, alors vous en perdrez votre âme, car votre âme est là, dans ce livre. » Jung avait confié à sa patiente qu’à son avis « ces images sont plus que des rêves parce qu’elles représentent un mélange et une fusion entre le conscient et l’inconscient. C’est donc la résolution des opposés, la voie du milieu, celle par laquelle tous les grands penseurs sont passés. » Claire Douglas poursuit : « Il se peut bien que Christiana Morgan ait ainsi été la première à suivre le parcours intérieur d’une quête héroïque au féminin, quête mobilisant le côté sombre et puissant de la psychologie des femmes. » (p. 18)

Sexualité féminine et individuation

Dans ce séminaire, Jung fait un travail d’amplification en s’appuyant constamment « sur un modèle culturel oriental […], la variante ésotérique du Tantrisme appelée Yoga de la Kundalinî et Jung s’en sert souvent pour éclairer les visions de Christiana Morgan. » (p. 22) Claire Douglas précise :
« Jung souligne que le système des images de la Kundalinî combine le spirituel avec le corporel, dans un mouvement de descente puis d’ascension, analogue aux parcours de Christiana Morgan dans ses visions. Jung considérait que cette spiritualité ancrée dans le corps était essentielle au développement psychique du féminin. Le yoga est lui-même centré sur un travail de méditation sur des images – qui a de nombreuses analogies avec l’imagination active. »

L’imaginaire présent dans la Kundalinî, pensait Jung, était « une certaine façon de relier la terre au ciel et le corps à l’esprit. » (P. 24) Il attachait une grande valeur au fait que Christiana Morgan puisse recouvrer sa spiritualité et il montra bien que, dans les visions, cette spiritualité redevient un but pour son analysante « non par le détour d’une sublimation, mais à travers son rapport au corps » (p. 26). Il montra, poursuit Claire Douglas,
« […] que le bénéfice de ses visions fut pour la jeune femme la découverte d’une spiritualité incarnée dans le corps, une spiritualité acceptant l’écho du sexuel, et qui donc pouvait réunifier les éléments de sa psyché, dissociés. Que Jung affirmât un lien entre sexualité et spiritualité, cela eut un effet thérapeutique profond sur Christiana Morgan, et cela eut un effet irrésistible sur ces femmes assistant au séminaire : elles en ressentaient toute la signification pour leur propre psychologie. Comme Jung le souligna, un des résultats thérapeutiques majeurs procurés par les visions de la jeune femme fut qu’elle récupéra une perception accrue de son propre corps et une acceptation en profondeur de sa propre sexualité, que son éducation puritaine lui avait appris à nier. […] Jung affirme que la reconquête d’une identité féminine authentique est possible, grâce à une revalorisation du corps, du chtonien, des instincts : si une femme se relie au divin par des rituels centrés sur le corporel et sur le terrestre. [… Il] souligne que le clivage opéré par le judéo-christianisme entre l’âme et la matière, l’une bonne, l’autre, mauvaise, pose aux femmes un problème. Car les hommes s’arrogent le domaine du divin et se le réservent, tendant à repousser en bloc, dans le même rejet sans nuances, les femmes, la terre, la chair, le démoniaque. Jung en avait pris conscience, Christiana Morgan affrontait l’un des plus grands conflits de notre temps, et elle travaillait à atteindre le but principal de la psychologie jungienne : parvenir à vivre toutes les facettes de soi-même, de manière responsable, et sans être contraint. […] En vérité, ce travail d’intégration accompli par la jeune femme était parallèle à celui que Jung poursuivait aussi pour lui-même : intégrer le problème du mal dans le conscient. » (p. 26 et 27)

Le problème du mal

Dans le séminaire du 3 décembre 1930 (p. 171), Jung, à propos de la vision dans laquelle figure un faucon noir et une colombe blanche, questionne le problème du mal :
« C’est là une des plus grandes pierres d’achoppement de la théologie. Pourquoi faut-il que le mal existe ? » Il mentionne le fait que la loi morale existe, mais que les choses sont très différentes dans les cas individuels où, dit-il « nous devons revenir à notre vérité. » Il poursuit :
« Maitre Eckart a écrit un très beau sermon sur la contrition , dans lequel il dit qu’on ne doit pas perdre trop de temps à se repentir de ses péchés , parce que la nuit produit le jour, l’erreur produit la vérité, et le péché, le pardon. […] Souvent ce qui apparait comme une erreur du point de vue des quatre cents millions d’individus ne l’est pas du tout du point de vue d’un individu. Lorsque l’individuel est en cause, c’est exactement comme à l’intérieur de l’atome, les lois courantes de la physique n’ont plus cours. […] Là, il est tout simplement impossible de juger. […] Pour l’homme accompli qui a atteint la rédemption, la loi ne signifie rien, car, ce qui doit prévaloir, c’est le point de vue individuel. Ce point de vue commence à être reconnu dans la vie pratique ; dans le droit par exemple, le sursis accordé à un condamné, c’est reconnaitre cette vérité dont je parle. […] Et donc en matière de psychologie individuelle, nous avons chaque fois à peser les choses avec beaucoup de finesse pour voir si, d’un point de vue individuel, une chose apparemment bonne ne devrait pas être considérée comme un grand mal. » (pp. 172-173)

Vision culturelle de la femme

Un texte ne peut être véritablement apprécié que si on prend en compte son contexte culturel et donc temporel. Nous sommes au début des années 30 et, observe Claire Douglas, il est clair pour Jung que sa patiente est du type ‘pensée’. Pourtant, affirme-t-elle, il semble parfois l’oublier et, « […] au contraire de la théorie des types psychologiques si brillamment conçue par lui, et bien connue des membres du séminaire, Jung et son auditoire ont plaqué sur Christiana Morgan le cliché de la femme censée fonctionner avant tout sur son sentiment et sur les des relations affectives, et qui n’aurait de fonction pensée qu’inférieure et manipulée par son animus. Ici, Jung parait ne plus voir ce que sa propre théorie aurait dû lui mettre sous les yeux, et lui faire prendre en considération, à savoir que dans les visions, ce sont les des figures masculines qui guident Morgan vers un développement de sa fonction sentiment. […] Porté pour la première fois de sa vie par ces figures d’animus, le sentiment encore primitif de Christiana Morgan n’était ni développé, ni civilisé, ni ne savait fonctionner selon le mode culturel courant. Mais à cause de cette lacune même, sa fonction sentiment était riche de potentiel, pour servir de passerelle, pour connecter la jeune femme à l’énergie et au dynamisme féminin, dont son
éducation culturelle l’avait privée, depuis si longtemps. […] Au lieu d’accepter, il se coupa de Morgan, il se mit en retrait du théâtre imaginal de sa patiente, se drapa dans son autorité professorale, arc-bouté sur sa position assignant aux femmes le type sentiment/Éros, et il déclara que le matériel psychique produit par Christiana Morgan avait pris une mauvaise orientation, et devait être considéré, purement et simplement, comme ‘une réaction individuelle’ ». (p. 30)

L’arrêt du séminaire, une ambiguïté

Claire Douglas évoque (p. 27) un changement dans l’attitude de Jung à l’égard de Christiana Morgan, qui serait dû à des enjeux relationnels. Le groupe du séminaire aurait fini par interférer dans l’analyse de sa patiente et en éloigner de plus en plus Jung qui, dit Claire Douglas, n’aurait pas respecté l’anonymat qu’elle exigeait de sa part (p. 29). De son côté, Jung ajouta au texte, publié en avril 1941, une note explicative (p. 1357) de l’interruption soudaine des séminaires, arguant du fait que son auditoire avait préféré passer au Zarathoustra de Nietzsche. Peut-être ces deux arguments, fort différents, peuvent-ils être vus comme complémentaires…


Publié par Raguet Claire le 15 décembre 2020 dans Recensions de livres