Edward EDINGER : L’archétype de l’Apocalypse

La Fontaine de Pierre, 2012, ISBN 290270738X

Le sous-titre donné à l’édition de 2002 de l’ouvrage : « Vengeance Divine, Terrorisme et la Fin du Monde  », révèle immédiatement la pertinence de cet ouvrage, publié en anglais en 1999, dans le contexte actuel des attentats qui ont frappé Paris ces derniers mois et plus généralement dans le discours apocalyptique prévalent, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, du calendrier maya, des immigrants ou des conflits qui menacent le monde, en particulier au Proche et au Moyen-Orient.

Edward F. Edinger est un analyste jungien américain, psychiatre de formation. Né en 1922 dans l’Iowa d’une famille de Témoins de Jéhovah, il fut un analyste jungien très influent aux États-Unis, cofondateur de la C.G. Jung Foundation et du C. G. Jung Institute of New York. Il a fait de nombreux cours et conférences aux Instituts Jungiens de New York et Los Angeles et écrit de nombreux livres, souvent en retranscription de ces cours. Il a en particulier écrit plusieurs livres visant à l’accompagnement de la lecture des ouvrages les plus difficiles d’accès de Jung, Aïon, Mysterium Conjunctionis, Réponse à Job ou Métamorphoses de l’âme et ses Symboles. Il a principalement exploré les domaines de l’individuation et de la symbolique religieuse. L’archétype de l’Apocalypse est son dernier ouvrage, terminé peu avant sa mort en 1998. Malheureusement, très peu de ses ouvrages sont traduits en français ; ce sont Rencontre avec le Soi, La création de conscience, et l’Archétype de l’Apocalypse.

Fidèle à sa méthode de précision et d’appui rigoureux sur les textes, cet ouvrage procède à une lecture systématique, verset après verset, du Livre de la Révélation ou Apocalypse de Jean. L’ouvrage n’est, de ce fait, pas très facile d’accès pour ceux qui ne sont pas familiers des textes bibliques, mais l’effort est largement récompensé par la profondeur de l’analyse de l’archétype auquel procède l’auteur, qui en explicite les différentes composantes et détaille les significations symboliques de ses nombreuses images. Le livre en enrichit la compréhension par des reproductions d’illustrations de l’Apocalypse, par des références bibliques, qui sous-tendent nombre de passages et par des rêves qui aident à saisir la signification personnelle de ces symboles transpersonnels.

La compréhension psychologique des symboles religieux que Jung avait entreprise est ici poursuivie par la lecture approfondie du Livre de la Révélation . Edinger souligne son objectif : « En comprenant la réalité psychologique qui les sous-tend, nous ’appauvrissons’ les Écritures et les ’allégeons’ du poids de leur contenu alors que nous augmentons corrélativement le poids et l’envergure de la psyché. Cette opération se poursuit dans cet ouvrage. » (p. 216).

Dès le début du livre, Edinger répond sans ambiguïté que l’Apocalypse correspond à un évènement capital, l’arrivée du Soi dans le champ de la conscience. Il s’agit de l’effondrement du monde (individuel et collectif) tel qu’il a existé, suivi de sa reconstruction. C’est le thème qui a intensément occupé Jung dans la deuxième moitié de son œuvre, en particulier la question de la fin de l’ère des Poissons, et la transition qui s’annonce et se vit déjà. Edinger souligne qu’une de ses caractéristiques est la constellation de l’archétype de l’Apocalypse dans le monde contemporain.

Le mot d’Apocalypse signifie « la découverte de ce qui était caché ». Il a pris le sens plus général de venue de la divinité pour affirmer sa souveraineté, et pour beaucoup il a perdu sa signification profondément religieuse au profit de l’idée de la fin du monde, sans signification eschatologique. L’église catholique, depuis Saint Augustin, et de façon très affirmée dans le Catéchisme officiel a une interprétation symbolique de ce Livre et rejette les spéculations millénaristes très présentes dans certains cultes : « Cette imposture antichristique se dessine déjà dans le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatologique : même sous sa forme mitigée, l’Église a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de millénarisme, surtout sous la forme politique d’un messianisme sécularisé, ‘intrinsèquement perverse’  »

Dans un pays de culture laïque à fondements catholiques comme la France, la compréhension de cet archétype est par conséquent particulièrement difficile. La revue de l’Université de Lausanne (UNIL) « Allez savoir » citée par Le Nouvel Observateur rapporte qu’en 2003, « Bush aurait déclaré à Chirac que Gog et Magog étaient à l’œuvre au Proche-Orient, et que les prophéties bibliques étaient en train de s’accomplir. C’était quelques semaines avant l’intervention en Irak. Stupéfaction du président français, à qui les noms de Gog et Magog ne disent rien .  »

Les sectes apocalyptiques ont défrayé la chronique américaine ces dernières années par les suicides/meurtres de masse auxquelles elles ont été liées. Deux annexes au livre d’Edinger analysent succinctement comment le leader des Branch Davidians , David Koresh était possédé par l’archétype de l’Apocalypse, ce qui aboutit aux évènements de Waco en 1993 où un assaut des forces fédérales sur la retraite de la secte se termina dans un bain de sang. Quatre-vingt-deux personnes périrent, et deux ans plus tard, en réponse à cet assaut, le survivaliste et suprématiste blanc Timothy McVeigh et ses complices perpétrèrent un attentat à Oklahoma City qui fit cent soixante-huit morts et près de sept cents blessés. Une seconde annexe explicite comment le groupe de La Porte du Paradis aboutit au suicide de trente-neuf de ses membres, à la recherche de l’Enlèvement promis aux Justes dans l’Apocalypse avant l’Armageddon. D’autres sectes apocalyptiques ont été responsables de la mort de leurs membres (le Temple du Peuple de James Jones et ses plus de neuf cents morts à Jonestown, Guyana en 1978 ; le Temple Solaire et ses quarante-cinq meurtres suicides environ, en différents lieux, en 1994 et 1995), mais aussi de tiers (La Famille de Charles Manson).

Un sondage de l’Associated Press en 1997 révélait que 24 % des Américains adultes pensaient être encore vivants au moment du retour du Christ et un autre sondage de 1999 pour Newsweek indiquait que 52 % des Américains pensaient que le retour du Christ se produirait dans le prochain millénaire . Parmi les cultes professant la venue proche du Messie après la fin du monde, on trouve les Témoins de Jéhovah (auxquels les parents d’Edinger appartenaient), les Adventistes du 7ème jour et les Évangélistes, dont les Chrétiens Born Again (re-nés) au nombre desquels l’ancien Président Américain George W Bush.

L’image de l’Apocalypse est une constante dans les religions du Livre, et on assiste à une floraison de références apocalyptiques dans le monde islamique, et les groupes terroristes comme Al Qaida et Daech en font large usage.

Dans la préface de l’édition de 2002, plus longue que celle traduite dans l’édition française, l’éditeur Georges Elder cite une lettre d’Edinger, intitulée La psychologie du terrorisme :
« Le terrorisme est une manifestation de la psyché. Il est temps que nous reconnaissions la psyché comme facteur autonome des affaires du monde.
La racine psychologique du terrorisme est une rancœur fanatique – une haine quasi psychotique dont l’origine se trouve dans les profondeurs de la psyché archétypale et qui est donc portée par des énergies religieuses (archétypales). […] Les fanatiques éduqués s’expriment en général dans une terminologie religieuse (archétypale). L’ennemi est vu comme le principe du Mal Objectif (le Diable) et le terroriste se perçoit comme l’agent "héroïque" de la Justice divine (Dieu). C’est une inflation archétypale de proportions diaboliques, qui donne temporairement à l’individu des qualités presque surhumaines d’énergie et d’efficacité. Pour faire face efficacement au terrorisme, nous devons le comprendre.

Nous avons besoin d’une nouvelle catégorie pour comprendre ce phénomène nouveau. Ces individus ne sont pas des criminels et ce ne sont pas des fous, bien qu’ils aient des caractéristiques des deux. Appelons-les des zélotes . Les zélotes sont possédés par des dynamiques transpersonnelles, archétypales, provenant de l’inconscient collectif. Leur objectif est collectif, pas personnel. Le criminel cherche son propre gain personnel, pas le zélote. Au nom d’une valeur collective, transpersonnelle – une religion, une identité ethnique ou nationale, une vision "patriotique", etc. – ils sacrifient leur vie personnelle au service de leur "dieu". Bien qu’idiosyncrasique et pervers, c’est fondamentalement un phénomène religieux qui provient de l’inconscient collectif, archétypal. Il est triste que le savoir si nécessaire de ce niveau de la psyché ne soit en général pas disponible. »

L’arrivée du Soi à la conscience n’est pas nécessairement vécue de manière apocalyptique au niveau individuel ; c’est une expérience que chacun rencontre lors d’une analyse profonde. Elle est néanmoins toujours bouleversante, mais n’est apocalyptique que pour ceux qui ne peuvent accepter que le moi soit mis à une place non prééminente. Au niveau collectif, les manifestations de la constellation de l’archétype de l’Apocalypse en Occident vont de la fascination collective pour les anges, les aliens, les extra-terrestres, toutes les manifestations qui soulignent que la psyché n’est pas seulement rationnelle et que l’inconscient se manifeste. La montée des cultes apocalyptiques est significative de l’émergence des fondamentalismes religieux chrétiens et musulmans, pour lesquels la lecture littérale des textes permet d’éviter la confrontation des opposés au profit d’une vision simpliste du monde divisé entre Bien et Mal, Agneau et Bête. L’Empire du Mal pour George Bush fait face aux croisés infidèles pour Daesh.

Edinger reprend les différentes lectures qui ont été faites du texte de l’Apocalypse : la lecture prétériste de l’Apocalypse comme récit symbolique des évènements récents dans l’Empire Romain, la lecture historique comme symbole du déroulement de l’histoire de l’église, la lecture futuriste, comme prédiction de ce qui se passera lors du retour du Christ et la lecture symbolique, comme conflit du bien et du mal. La lecture psychologique du texte de l’Apocalypse signifie que le Ciel représente l’Inconscient et la Terre le Moi. Les quatre éléments constitutifs de l’Apocalypse sont la révélation, le jugement, la destruction ou châtiment comme conséquence du jugement et le renouveau dans un monde neuf (schéma ci-dessous).

Le texte de l’Apocalypse commence par la vision de Jean, qui se trouve dans l’île-prison de Patmos, ce qui produit une accumulation et une introversion de la libido. Cette vision très numineuse est originale, mais fait aussi largement référence à des textes bibliques, en particulier Ezechiel.

La première partie (chapitres 1 à 3) énumère les promesses aux sept églises, qui sont de nature à nous encourager dans le processus de prise de conscience : 1. l’arbre de vie qui est dans le Paradis ; 2. la couronne de vie grâce à laquelle il n’y a rien à craindre de la seconde mort ; 3. la manne cachée qui est le contact nourrissant avec le Soi ; 4. le pouvoir sur les nations, c’est-à-dire « l’influence psychologique subtile, quoique puissante, que peut avoir une personne individuée et pleinement consciente » (p. 55) ; 5. La purification, soit l’albedo, première phase de la conjunctio alchimique ; 6. La colonne du Temple, soit la fondation stable. En 3.10 apparaît la notion de l’« enlèvement », par lequel les hommes pieux sont épargnés au moment de la grande tribulation, l’arrivée du Christ de l’Apocalypse. Cet élément est largement repris par beaucoup de fondamentalistes chrétiens (voir les développements ci-dessus) ; 7. Le partage du trône du père, soit le royaume psychologique. Le Fils de l’Homme frappe à la porte, et nous dit qu’il a la clé, nous sommes obligés de nous confronter à l’arrivée du Soi.

La vision de Jean se poursuit (chapitres 4 et 5) par l’invitation à monter au royaume des Cieux, dont la disposition est celle d’un mandala, avec le trône divin au centre, vingt-quatre sages en cercle extérieur entourant les quatre vivants de forme animale (lion, taureau, homme, aigle, ayant chacun sic ailes et des yeux tout autour et en dedans) et les sept lampes, avec la mer de verre encerclant le tout. L’Agneau, debout entre les quatre vivants et les vieillards porte sept cornes et sept yeux, qui sont les sept Esprits de Dieu en mission par toute la terre. C’est l’Agneau du Sacrifice et de ce fait il est digne d’ouvrir le Livre avec les sept sceaux. Il se comporte autant en bélier agressif qu’en agneau et ce symbolisme thériomorphe révèle que la nature du contenu psychique transcende la conscience. Le sacrifice représente le don du conscient pour amener l’inconscient à sa pleine réalisation. Il donne une grande puissance et correspond au processus d’incarnation.

Le nombre sept est un des thèmes récurrents de l’Apocalypse. Trois est le nombre du monde à trois dimensions, dans l’espace et le temps (passé, présent, futur). Quatre est au-delà et se réfère à la complétude. Additionné, ils donnent sept, nombre entier et symbole du développement, de transformation. Jung a longuement développé la symbolique du sept dans Mysterium Conjunctionis (le Septénaire magique secret).
Le chapitre 6 débute par l’ouverture des sceaux et l’arrivée des quatre cavaliers : le blanc apporte la couronne de vie de la deuxième promesse au vainqueur ; les autres s’adressent à ceux qui n’ont pas encore ouvert la porte (à Dieu, au Soi) et ils répandent des calamités : ils sont rouge feu : noir ; enfin livide, pâle comme la mort. C’est l’assaut de la quaternité, avec un quatrième qui n’est pas une couleur franche, ce que l’on peut voir comme la quatrième fonction.

L’ouverture du cinquième sceau met en scène la vengeance des saints, ce qui semble surprenant. « Entre-t-il tant de colère dans les âmes divines ? » Edinger souligne combien la vengeance rampe dans la psychologie du monde actuel :
« Il existe des organisations terroristes de toutes sortes aussi bien que des cycles répétitifs de la vengeance, et nous avons désespérément besoin de comprendre la signification psychologique de ces évènements. (p.99) »

La divinité vengeresse est plus judaïque que chrétienne, la transformation de Yahvé dont parle Jung dans Réponse à Job, n’a pas encore eu lieu. Il faut rendre l’ombre consciente avant que le salut puisse advenir.

Le sixième sceau apporte la catastrophe, tremblement de terre, noircissement du soleil, lune en sang, étoiles tombant du ciel. L’agneau s’est mué en bélier irritable et vindicatif. Jung y voit « l’explosion de sentiments négatifs refoulés et accumulés depuis longtemps, comme on en observe souvent lorsqu’un être veut faire l’ange et prétend n’exister que conformément à l’image de la perfection. » Les étoiles tombant du ciel sont une représentation de l’aspect spirituel de l’inconscient collectif qui fait irruption dans la conscience. C’est l’arrivée du Soi.

Dans le septième chapitre apparaît l’image de la « marque » au front des serviteurs de Dieu. C’est un signe protégeant contre la vengeance divine. C’est la marque du salut, à laquelle s’opposera plus loin la « marque de la bête ». Les robes des élus sont « blanchies dans le sang de l’agneau ». C’est une indication du martyre et du baptême dans le sang du Christ. L’image ici est ambiguë, les élus ont partagé la mort sacrificielle du Christ, mais ce pourrait être aussi des guerriers, entrés dans la bataille à son côté. La souffrance a une valeur rédemptrice si elle est vécue consciemment.

L’ouverture du septième sceau est suivie du silence, puis les sept anges reçoivent sept trompettes et la fumée des parfums monte avec les prières des saints. L’encens est le feu, et l’ange jette le feu sur la terre et les sept anges sonnent leurs trompettes, déclenchant la grêle et le feu, et le tiers de la terre est brûlé, le tiers de la mer devint du sang et le tiers des eaux des fleuves et des fontes devient Absinthe et les hommes en meurent, le tiers du soleil, de la lune et des étoiles est obscurci. L’image du temple et de l’autel avec l’encens est répliquée du ciel à la terre, de l’inconscient au conscient, et le moi doit subir la calcination. Il ne reste alors que l’essence du moi. Le feu qui consume le moi peut être celui du ciel ou celui de l’enfer, car à la sonnerie de la trompette du cinquième ange, c’est le puits de l’abîme qui est ouvert, et il en monte de la fumée et c’est l’Invasion des sauterelles, qui représentent les pouvoirs démoniaques. Le jour de Jahvé correspond à une :
« invasion des forces démoniaques réprimées, activées par l’archétype de l’Apocalypse ; et c’est en effet l’une des manières dont l’inconscient collectif peut se manifester. […] Les images d’invasion ne concernent en réalité que les individus chez qui une grande disparité existe entre la conscience et les énergies accumulées dans l’inconscient. Une civilisation dont la psyché collective est devenue complètement laïque – d’un point de vue psychologique et non religieux –, qui a perdu tout contact avec la dimension transpersonnelle de la psyché et de la vie, devient alors un terreau fertile pour qu’apparaissent des images de cette nature. (p. 131-132) »
Avant la sonnerie de la trompette du 7ème ange qui marquera la fin du mystère de Dieu, la voix dit à Jean de prendre le petit livre qui est ouvert dans la main de l’ange et de le dévorer, avant d’aller prophétiser de nouveau. Notre moi reçoit une nourriture de savoir (le livre) et doit l’assimiler pour que ce savoir devienne part à la conscience.

Le chapitre 11 instruit Jean de mesurer le temple de Dieu. Il s’agit que le moi prenne part modestement à la construction du Temple du Soi. Deux témoins prophétiseront et ils auront pouvoir de fermer le ciel et changer les eaux en sang et frapper la terre de toutes sortes de plaies. Ensuite la bête montera et les mettra à mort, puis un grand tremblement de terre, et le septième ange sonne sa trompette annonçant le royaume du Seigneur. Et la colère est venue.

L’apparition de la femme soleil-lune est très importante psychologiquement ; elle met en scène la naissance d’un enfant que Jung considère comme le fruit du hieros gamos. Les références ne sont pas bibliques, mais plutôt païennes, avec le mythe de Léto donnant naissance à Apollon et Artémis. C’est un épisode calme au milieu des fureurs de l’Apocalypse et c’est une image de totalité, de conjunctio par le « nouveau-né » que le dragon attend pour dévorer.

La bataille dans le ciel débute en effet, Michel et ses Anges combattent le Dragon, le diable, qui est précipité sur la terre avec ses anges. Alors (chapitre 13) monte la bête à dix cornes et sept têtes. La séparation du bien et du mal a eu lieu, Satan tourmente les egos. Une autre bête monte de la terre (du moi) et exerce tout le pouvoir de la première bête. La bête règne, la deuxième exerçant le pouvoir et faisant que tous les habitants de la terre qui n’ont pas été élus (dont le nom n’a pas été écrit) rendent hommage à la première bête et elle fait des miracles et sur tous elle appose la marque de la bête, et elle fait des miracles. À la suite de la bête, nous recherchons le pouvoir et le plaisir, ce sont nos passions pour les possessions matérielles et la richesse qui résultent du pouvoir de la bête.

Le chiffre de la bête est 666 et ce chiffre a généré d’innombrables projections pendant des siècles, et de nombreuses personnes et entités ont été vues comme porteuses de ce chiffre de la bête. Le symbolisme du 6 n’a en soi rien d’infamant. Si l’on considère le six comme résultant de deux triangles, celui du haut pointant vers le feu et celui du bas comme pointant vers l’eau, le contact entre eau et feu peut devenir négatif. C’est aussi une conjunctio sous l’égide du trois, c’est-à-dire du moi.

Au chapitre 14 l’Évangile éternel est alors proclamé par un autre ange : il convient de craindre Dieu, plus question d’amour de Dieu ici. L’approche du Soi s’accompagne d’angoisse. Le supplice éternel attend ceux qui adorent la bête et son image. L’image de l’enfer représente le destin de celui s’est totalement identifié à la psyché primordiale, la Bête, alors des désirs compulsifs le supplicient. Plaisir et pouvoir sont des principes bestiaux, le soufre brut des alchimistes.

La terre est moissonnée et Dieu en tire sa propre nourriture. De la même façon dans le livre d’Enoch les géants dévorent tout ce que les hommes pouvaient produire. Cette image signifie succomber à l’inflation, un état psychologique endémique à notre époque. Si le moi est dévoré par les géants archétypiques, l’être humain devient inhumain.
La vision de Jean se poursuit par les sept coupes remplies de fléaux répandus par les Anges. Ces plaies sont dans des coupes en or, en un contraste saisissant entre la nature précieuse de l’or et son contenu, une conjonction paradoxale de contraires. Des contenus très négatifs de l’inconscient collectif (le ciel) sont déversés dans le moi :
« un débordement psychologique peut se produire quand nous négligeons totalement et durablement notre inconscient, ce qui provoque l’accumulation d’une libido problématique, dont le moi se débarrasse en la refoulant. Ce manquement est une faute, une faute psychologique. (p. 174) »

Edinger interprète l’origine du SIDA comme reliée à la faute psychologique de certains homosexuels vivant dans une grande promiscuité sexuelle, ce qui représente un échec à surveiller les frontières de leur identité individuelle, laissant des inconnus entrer dans leurs appartements, dans leurs corps et dans leurs psychés.

Les grenouilles apparaissent dans le chapitre 16, lorsque les « coupes de la colère de Dieu » sont vidées sur la terre. C’est l’image du côté répugnant de la vie. Souvent le crapaud ou la grenouille, images de l’ombre, doit être assimilé (mangé) pour se transformer en prince. Ici les grenouilles sont régurgitées, ce sont les esprits immondes régurgités par les bêtes et le faux prophète. Les Anges rassemblent alors les esprits immondes dans le lieu nommé Armageddon, où des éclairs, des voix, des tonnerres et un grand tremblement de terre font tomber les villes des nations. « C’est fait ! » proclame la voix du ciel.

Jean est alors emporté en esprit par un ange dans un désert où se trouve la prostituée de Babylone : elle est portée par la bête à sept têtes et dix cornes.
« Tous les aspects « féminins » (terre, nature, corps, matière) connurent une profonde dévalorisation au début de notre ère. Il est nécessaire de préciser que tout ce qui se produit dans la psyché a une bonne raison de se produire et ne devrait pas être considéré comme ‘seulement des erreurs’. Cela devait être ainsi, la dévalorisation du féminin est l’une des voies suivies par l’évolution de la psyché occidentale. (p. 185-186). »

De même que les fléaux étaient contenus dans des coupes en or, la grande prostituée tient une coupe en or :
« La tâche qui attend l’homme moderne est de réconcilier les contraires, séparés dans l’Apocalypse – et dans la psyché chrétienne –, et d’assimiler consciemment ce qui est qualifié d’abominations et de souillures de la prostitution. Il faut assimiler tous les contenus ayant été relégués dans l’ombre, considérés comme méprisables dans le contexte de la dissociation de la chrétienté. Tout ce qui a été exclu revient en force, violence, sexualité la plus grossière, orgies sauvages. (p. 186). »

La prostitution dont est accusée Babylone est l’idolâtrie ou la fausse dévotion, au mépris de la vérité unique. Les images de cité perverse ont été projetées sur de multiples entités au cours de temps : Babylone, Jérusalem, Rome, l’Église catholique, New York…

L’archétype de la « cité » se relie à la question du pouvoir terrestre. Chaque individu s’identifie au groupe auquel il appartient et les rivalités entre groupes et cités alimentent les guerres. Aujourd’hui, l’Église est tellement affaiblie qu’elle est moins dangereuse que l’État, puisqu’elle n’a pas de pouvoir matériel à sa disposition. Ceci est cependant contredit depuis peu par l’« État Islamique » qui prétend mettre le pouvoir terrestre au service du pouvoir spirituel, dans une inflation où les soldats de Daesh s’érigent en soldats de Dieu. La psyché collective fait que le Soi est projeté sur une communauté nationale, il est le fondement de l’identité ethnique et nationale. Le « conflit des contraires », latent dans l’image de Dieu, s’extériorise ensuite et se vit dans le drame de l’histoire humaine : des groupes opposés entrent en guerre. Et les individus concernés sont les malheureux pions des images archétypiques qui les possèdent ! On voit aujourd’hui combien les conflits endémiques du Proche-Orient, mais aussi les grands génocides et les actions terroristes, sont alimentés par cette projection archétypale du Mal sur le groupe rival.

Au chapitre 19 vient le Jugement dernier. De toute évidence, l’un des aspects du phénomène d’activation du Soi est de générer dans le moi le sentiment d’être jugé sur ces deux points : 1°) de quelle manière le moi vit il sa vie ? 2°) quelle attitude psychologique adopte-t-il dans l’existence ? (Actes concrets et facteurs psychologiques sous-jacents). La perspective d’être jugé est repoussée, car effrayante, il s’agit de l’expérience d’une rencontre décisive avec le Soi qui nécessite expressément une assimilation complète de l’ombre. Le Soi élit résidence précisément dans les aspects de la psyché que le moi méprise et qui sont le plus souvent négligés. Le processus de prise de conscience de sa propre totalité implique la nécessité d’accepter et d’assimiler tous les côtés d’ombre considérés jusque-là comme particulièrement méprisables (p. 201).

La notion de jugement dernier se retrouve aussi bien en Grèce et à Rome que dans l’Égypte ancienne. Il faut être jugé nu, par des juges morts, eux-mêmes délivrés des soucis terrestres et des respects sociaux liés à la persona de ceux qui sont jugés. Il s’agit de peser l’âme. La psychologie des profondeurs a déplacé cette expérience cruciale du « jugement » qui se situait dans l’au-delà pour le transférer dans la psyché, dans le monde de l’individu vivant. Nous pouvons donc la considérer comme une expérience qui peut se vivre consciemment durant notre existence terrestre, par le processus d’individuation.

L’Agneau est alors prêt pour le mariage. La nouvelle Jérusalem est la fiancée. C’est une magnifique image de mandala, une quaternité complexe, faite de pierres précieuses. C’est un lieu de guérison, les feuilles des arbres peuvent guérir tous les maux, ce sont des arbres de vie. Selon Jung dans Ma Vie la Cité Céleste est non seulement la fiancée, mais aussi l’équivalent de la Sagesse. Jung écrit aussi dans Réponse à Job :
« Il est hors de doute que ce tableau final de l’Apocalypse devrait signifier la solution définitive de l’épouvantable conflit de l’existence. La solution décrite ne consiste pas en une réconciliation des contraires, mais dans l’écartèlement définitif des antagonistes, au cours duquel les hommes qui sont prédestinés peuvent se sauver en s’identifiant à l’aspect lumineux et spirituel de Dieu. (p. 194) »

L’Apocalypse dépeint un processus de separatio, et cette fin est une conjunctio céleste. Edinger argumente que les images de separatio ont pu représenter une complétude à une certaine époque. Il est vrai que pour notre époque ces images peuvent sembler paradoxales.

Le banquet des Noces est préparé et le cheval blanc qui est « La Parole de Dieu » combat et vainc les nations, la bête et le faux prophète avec son épée aiguë à deux tranchants (de separatio). Le dragon qui est Satan est jeté dans l’abîme pour mille ans, après lesquels il sera délivré pour peu de temps. C’est la première résurrection qui aboutit au règne du Christ sur terre pour mille ans. C’est cet aspect de l’Apocalypse qui est à la base des croyances millénaristes que nous avons évoquées plus haut. Après les mille ans, Satan sera délié, il égarera les nations, Gog et Magog, et ils livreront un combat contre le camp des saints et la cité bien-aimée. Le feu descendra alors du ciel et les dévorera. C’est la seconde mort, l’étang de feu. Ceux qui ne sont pas écrits dans le livre de vie sont jetés dans l’étang de feu.

Le monde avait été créé parfait, entier, complet. Le péché originel, l’irruption de la conscience a détruit cette complétude. Au moment voulu cette complétude sera restaurée, mais à un degré nouveau, par la restauration de la relation entre le moi et le Soi. Le moi naît du Soi et passe ensuite par différentes étapes d’inflation et d’aliénation pour retourner au terme de l’individuation à une relation consciente avec le Soi, dans la mesure où le moi s’est suffisamment développé et a en particulier éclairé les zones d’ombre.

La dynamique archétypale de l’Apocalypse est à l’œuvre dans le monde actuel et les fondamentalistes s’en préoccupent fortement. Le traitement anachronique de ces images, et leur compréhension littérale empêche l’intégration consciente de ces dynamiques au profit de visions simplistes et violentes où l’inflation et la possession par l’archétype se font jour. Edinger souligne combien Jung était préoccupé de la question du changement d’ère et de celle de l’Apocalypse dans sa trilogie, Aïon, Réponse à Job et Présent et Avenir. La venue du Soi se fait sentir, il importe que le processus d’individuation ne soit pas vécu seulement à l’extérieur dans l’histoire de l’humanité, qui peut s’unifier soit par une destruction mutuelle massive, soit par une conscience mutuelle des hommes.


Publié par Vienne Brigitte le 22 février 2017 dans Recensions de livres