Jean-Pierre LEBRUN : Un immonde sans limite (25 ans après Un monde sans limite)

Editions Eres, coll. Point hors ligne, 2020 – ISBN : 978-2749266121

Cet ouvrage, écrit par un psychanalyste belge d’une école lacanienne, démontre l’importance de la dimension collective, jusque-là négligée par la psychanalyse aux prises avec des querelles internes, tant entre lacaniens qu’entre diverses écoles. Importance non seulement pour la société et la vie politique et publique, mais aussi fondamentale pour la structuration psychique des sujets inscrits, malgré eux, dans ce collectif qui évolue au fil de l’histoire. L’auteur prend appui sur sa longue expérience clinique tant en individuel qu’en groupes, mais aussi sur de multiples références à des sociologues, des écrivains, des cinéastes dont les œuvres s’inscrivent dans l’air du temps.

Les chapitres de ce livre sont bâtis à partir de différentes interventions orales de l’auteur, si bien que les redites sont assez nombreuses (mais pas forcément inutiles) et certaines références aux concepts lacaniens pas toujours faciles à approcher. Mais un jungien ne peut que se retrouver auprès d’un lacanien qui démontre l’importance fondamentale du maternel – au-delà de la mère –, et que masculin et féminin peuvent être portés autant par le père que par la mère ; qui démontre la carence de l’individuation, insiste sur le renoncement (ou sacrifice ?) nécessaire à sa mise en route. Certes, l’abord de la psyché ne se fait pas par l’image comme souvent chez les jungiens, mais par le langage, seule caractéristique spécifique de l’humain selon les lacaniens qui met l’homme, dès le départ, dans une position asymétrique, donc inégalitaire, et face à l’altérité et à la préséance.

À travers cette approche, l’auteur tente de nous démontrer que, depuis trois générations, nous avons changé de fonctionnement collectif (changement de mythe dirait Jung, passage à une nouvelle ère ?). En renversant le patriarcat, dans un but louable d’égalité et de démocratie, nous aurions aussi jeté ce qui relève d’un « principe paternel » indispensable à la structuration psychique via l’entrée dans le langage. Et nous serions aujourd’hui en très dangereuse et délicate posture, dans un monde sans limites, un chaos collectif et une emprise de la violence.
En effet, depuis Luther, depuis environ 500 ans, a débuté en Occident, selon J.P Lebrun, une mutation culturelle qui aboutit à un tournant de nos jours. Avec le déclin de la religion chrétienne et le développement de la science (jusqu’à déplacer le réel, puisque l’homme en arrive à dissocier jouissance et reproduction, ce qui est absolument inédit dans son histoire), le Père n’est plus la référence du symbolique. Nous serions en train de passer d’une organisation collective modelée par le patriarcat et le religieux à une organisation collective modelée par la science et l’égalité démocratique. Toute l’articulation singulier/collectif est remaniée, mais l’équilibre du vivre ensemble est loin d’avoir été trouvé. Lebrun utilise l’image du passage d’une organisation verticale, pyramidale dont le sommet (Dieu, chef, Père) était considéré comme légitime, à une organisation horizontale, en réseau, sans chef. Il n’y a sans doute rien à regretter à la disparition des abus de pouvoir du patriarcat, mais passer d’une société de la discipline (il est défendu de...) à une société de la performance, sans limites, faite d’archipels d’individus « îles », s’ignorant les uns les autres et risquant de s’entredéchirer n’est pas forcément plus enviable.

Cette situation confronte à de multiples paradoxes :
- L’autonomie est conférée à l’enfant, d’emblée sujet, alors qu’il ne peut se situer que dans une place que lui confère le social à travers ses parents.
- En face du « sans limites » instauré par la volée en éclat de la loi du Père, en face du « tout est possible », que faire de la limite de l’être parlant ? La parole ne pouvant advenir que si l’on reconnaît la différence et l’asymétrie entre un locuteur et un auditeur. L’un doit se taire lorsque l’autre parle.
- Vivre comme ‘illégitime d’intervenir’ au nom d’un social qui serait au-dessus de l’individu, tout en tenant une place que seul le corps social peut donner, dès le départ d’ailleurs, au sein de la famille.
- Vivre sans interdit, sans limites à la jouissance, et être de toute façon confronté à la limite inhérente à l’être parlant, là où il nous est impossible de dire totalement le sensible. Passer du continu du sensible au discontinu des mots introduit à la perte rejetée aujourd’hui. Le concept lacanien de ’Réel’ vient rendre compte de ce lien à la mère et au corps, de cet irréductible que jamais le langage ne peut appréhender.
Les conséquences de cette mutation, de cette crise de l’humanisation, se repèrent dans la société comme dans le cabinet de l’analyste : ébranlement profond de l’autorité, de la notion d’altérité, confondue avec la différence établie à partir de soi-même et de l’antériorité : tout est immédiat. Quiconque est en position de chef ne peut plus faire appel à la légitimité pour faire valoir son point de vue. Il faut qu’il se justifie à chaque fois. Les psy croisent ce problème dans les institutions qui rencontrent ces difficultés de fonctionnement. Cette disparition du chef remet en cause le social lui-même, c’est l’individu qui prévaut. Le droit public laisse la place au droit privé.

Toute autorité est récusée au nom de l’asymétrie, mais que faire de l’asymétrie adulte/enfant, fondamentale pour l’éducation et la transmission ? En France c’est à l’Education Nationale d’éduquer les enfants de parents qui ne cessent de contester l’autorité de celle-ci au nom de l’amour de l’enfant. La différence générationnelle s’estompe, les parents devant se légitimer sans cesse dans leur position de parents pour dire ’non’, ce ’non’ ne pouvant cohabiter avec l’idée de parents supposés aimants. Le père est, sans doute, plus encore délégitimé car il porte autre chose que la mère qui donne tout (d’où les papas poules d’aujourd’hui ?). Le rôle devient différent du sexe (ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose), mais les deux viennent ‘aimer sans condition’ au sein de l’idéal ambiant qui le prône. La confrontation à l’absence se fait rare, la famille ne fait plus le relais du social qui ne s’inscrit plus dans l’appareil psychique. En destituant le père du peuple on a aussi destitué le père de l’enfant. Comme si l’enfant pouvait croire – étant d’emblée reconnu comme une individualité – qu’il n’avait pas à se subjectiver, qu’il a le choix de ne pas entrer dans la danse, alors qu’auparavant il était condamné à s’investir ; son seul choix, alors, était le refus. Voici encore un paradoxe car choisir c’est renoncer à ce que l’on ne choisit pas ! C’est alors, laisser croire à l’enfant qu’il peut grandir sans assumer de contrainte et qu’il peut répondre à la question : est-ce que tu es d’accord pour que je te mette des limites ? L’absence de limites données par une figure d’exception, quelle qu’elle soit, entraîne, selon Lebrun, un narcissisme de masse, un enkystement pulsionnel dont il ne peut que resurgir violence, haine et convoitise, entretenues par les réseaux sociaux. L’autre, porteur de l’altérité ne devient qu’intrusif, importun, gênant.
Où est le psychanalyste dans ce monde relationnel que l’auteur qualifie de marécage ? En tant que psychanalyste pourrait-il supposer que cette mutation instituant l’égalité entre les sexes (et même les différences, chacun pouvant choisir son genre) nous ouvre une ère post œdipienne ? Or, il n’en est rien. Ce serait plutôt une ère du registre du préœdipien. L’enfant est enfermé dans le maternel (qui n’est pas la mère, comme le savent bien les jungiens) illusionné par la croyance qu’une autonomie et une individuation (terme jungien s’il en est) peuvent se faire sans renoncement (nous disons sacrifice). Ce renoncement inévitable à l’être parlant est initié par ce que l’auteur nomme « principe paternel », porté par l’un et l’autre des parents est aujourd’hui en bien mauvaise posture. Nous serions dans une ère de l’inceste à la mère qui n’est pas perversion, mais prolongation de la phase incestueuse nécessaire aux premiers soins. Phase bien connue des jungiens qui la pense dans l’emprise de la Grande Mère, mais dont la prolongation empêche l’entrée dans le monde du désir qui suppose confrontation à l’absence et au manque, jetés aux orties en même temps que le père. Plus de négativation, plus d’absence, plus de séparation, mais adhésivité au maternel satisfaisant la jouissance, entraînant narcissisme, addiction, intolérance au non-immédiat, incapacité d’élaboration psychique, quérulence revendicative jusqu’à l’impropriété corporelle et l’absence à soi-même. L’analyste doit donc, aujourd’hui, savoir-faire avec le maternel et se laisser utiliser lui-même comme être présent/absent avant même que le processus analytique puisse entrer dans la subjectivation. Pour Freud, selon l’auteur, l’absence était d’emblée dans la relation de transfert ; pour Lacan, la présence de l’analyste s’inscrivait dans l’absence, aujourd’hui c’est l’absence qui doit s’inscrire dans la présence, avant toute possibilité de travail psychique.

Mais quelle est la place du psychanalyste, aujourd’hui que le conflit s’est déplacé de l’intrapsychique au social ? Conflit entre l’individuel et le social faisant porter à celui-ci la cause de la frustration et entraînant une politique du ‘sans limites’ qui s’inscrit dans les visées économiques de la consommation. Certes, la place du psychanalyste est et reste dans le cabinet, mais n’a-t-il pas à tenir une parole dans le social pour expliciter ce point de vue au lieu de se battre dans les querelles entre écoles et au sein des écoles ?


Publié par Paulin Mahieux Maryse le 15 décembre 2020 dans Recensions de livres