Éditions de l’Herne, 2016 — Édité avec la participation du CNL — ISBN 978-2-851-97184-5
« Éloge de la complexité », tel pourrait être le sous-titre de ce Cahier de l’Herne. Consacré à Edgar Morin, il contient des témoignages, des récits, des interviews, des dialogues, des textes inédits... C’est un voyage dans son monde, dans son histoire, dans son œuvre. Car l’œuvre d’Edgar Morin n’est pas une théorie, c’est une œuvre-vie. Il y a, pour reprendre ses termes, une trinité « individu – œuvre – vie » qui fonctionne à la façon d’une boucle récursive dans laquelle chaque élément influe sur et est influencé par chacun des autres. Les trois sont inséparables. A priori, Morin est sociologue. Mais il n’est pas resté dans cette case, sous cette étiquette, case et étiquette étant, justement, incompatibles avec son être-pensée-œuvre-vie. Alors, « penseur » ? « Ce n’est pas un métier, c’est une qualité », observe-t-il (p. 85). Il subit toutes les étiquettes qu’on lui attribue, mais il assume une identité multiple. Une « pluralité naturelle », énonce E. Lemieux (p. 21), « un grand vivant », selon R. Debray (p. 17).
Mais, pourquoi parler de lui ici, dans cette Revue de Psychologie Analytique ? L’œuvre de Edgar Morin n’a rien à voir avec la psychanalyse, pour autant que l’on sache et à première vue… Pourtant, Edgar Morin m’a beaucoup aidée à comprendre la pensée de Jung, si indissolublement liée à la vie de son auteur, là aussi, et à arpenter le chemin du devenir analyste jungienne. Ce qui, maintenant, me parait simplement naturel : pour ces deux-là, la pensée authentique ne peut être que complexe, ils pratiquent la complexité, tant il s’agit d’une façon d’être au monde et de le penser.
Par exemple, Morin m’a fait comprendre, et même ressentir, que distinguer permet de relier et, inversement, relier permet de distinguer, ce qui est l’une des caractéristiques de la complexité, si importante pour penser et vivre notre clinique d’analyste. Certains analystes parlent même de la psychanalyse comme d’un « art ». Pour Edgar Morin comme pour Jung, la complexité est une orientation de notre dynamique qui permet de dépasser les avatars de l’unilatéralité, de l’amalgame simplificateur, du blocage crispé de la pensée, « cette pensée qui sépare, qui compartimente, qui rend incapable de conceptualiser et de globaliser » (p. 69). Il est à déplorer que, face au « caractère transversal, global et multidimensionnel des réalités et des problèmes », il soit si difficile de dépasser le « caractère fragmenté et compartimenté des savoirs » (p. 69) et d’établir « la relation entre la partie et le tout, entre l’évènement et le système dans lequel il s’intègre. » (p. 70) Mesurer la portée de ce constat dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie humaine. Et songer que l’enseignement doit faire l’apprentissage de la reliance : apprendre à relier, et à séparer, contextualiser — problématiser. Sans céder à la tentation d’une réduction causaliste simplificatrice.
De fait, les concepts élaborés par E. Morin font, dans une large mesure, écho à la psychologie complexe de Jung, non pas terme à terme, mais dans le subtil mouvement de leur dynamique. Ainsi, il définit trois principes pour réapprendre le « penser » : la boucle récursive, déjà citée, la dialogique et le principe hologrammatique (pp. 119-120), trois principes qui, avec celui d’émergence auquel il se réfère si souvent, me semblent éclairer très pertinemment le processus à l’œuvre tant dans la relation transférentielle que dans celui de l’individuation tels que les conçoit la psychanalyse jungienne. La récursivité est tout simplement l’interaction entre le système observé, le système observant et le système complexe qu’ils forment ensemble. Ainsi : l’individu, la société et l’espèce, ou encore : l’analysant, l’analyste et la relation analytique. Chacun des éléments agit sur et est influencé par les autres.
Quant à la dialogique, elle a pour spécificité de mettre ensemble des éléments qui s’opposent, voire, sont incompatibles, dans un ensemble qui les contient tous deux sans qu’aucun des deux ne disparaisse.
Ce qui fait écho, chez Jung, à la conjonction des opposés. « Ce que j’appelle dialogique, explique Morin, maintient l’unité du “deux” : les deux termes sont antinomiques, mais en même temps inséparables et complémentaires » (p. 72). Et il avertit : « Il faut maintenir la contradiction, autant que possible » (p. 73). Alors, « la tolérance vraie n’est pas indifférence, elle comporte une souffrance, celle de tolérer une idée odieuse. À un niveau plus élevé encore, la tolérance c’est de savoir qu’il y a toujours une vérité dans la vérité contraire. C’est ce que disait Pascal. Quand on sait que le contraire d’une vérité profonde est une autre vérité profonde, on quitte la platitude… » (p. 73) Ou encore : « Le contraire d’une vérité n’est pas une erreur ; c’est une vérité contraire » (p. 120) ; ce qui n’est pas étranger à la pensée de Jung pour qui les opposés doivent, non se combattre jusqu’à la disparition de l’un d’eux, mais se conjoindre (conjunctio) dans une complétude que l’on puisse rapprocher de « l’unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent et se combattent » par laquelle Morin définit la dialogique.
Le Tao, ici, vient à l’esprit. Et l’on ne s’étonnera pas qu’il ait inspiré Morin comme Jung, et le bouddhisme sait depuis fort longtemps que « la conjonction des opposés n’est pas une dilution dans leur rencontre, mais un dépassement de leur opposition dans leur acceptation réciproque et permanente ». On mesure particulièrement aujourd’hui l’impact potentiel de cette façon de voir, quand fleurit l’idée « d’hérésie » (et pas seulement dans le domaine strictement religieux) qui semble bien n’être que le produit de l’incapacité, individuelle aussi bien que collective, à accepter l’existence d’une « vérité » contraire. Ou d’un « autre ». Un qui n’est pas comme soi.
Pour Morin, l’aventure humaine a un caractère inconnu, non seulement parce que l’on ignore de quoi sera fait demain, tant sur le plan collectif (la société, le monde, la planète…) qu’individuel. « Attends-toi à l’inattendu, toujours », aime-t-il à répéter (p. 23) et nous savons le poids d’une telle injonction dans le quotidien de la clinique des analystes. Jeter des ponts entre les disciplines — et tout particulièrement « entre les sciences humaines et le savoir dur » (p. 42) — entre les cultures, entre les gens ; sans cesse remettre en question et en travail ce qui est donné, pensé, visible ; pour Edgar Morin, c’est un souci constant, pour ne pas dire obsédant. Là encore les psychanalystes, et pas seulement jungiens, s’y reconnaitront. Parce que les disciplines scientifiques ne sont que « des catégories d’utilité certaine, mais limitée [...] il faut saisir les problèmes anthropo-sociaux dans leur multidimensionnalité » (p. 29). Il sait, comme d’instinct, que tout est en mouvement, en changement ; en disant que « le présent est aussi travaillé en profondeur [...] » (p. 25) il alerte sur les illusions occidentalocentristes des disciplines scientifiques de se penser universelles, et incontestables. Ainsi, il travaille au « changement de paradigme de la société » (p. 24).
Très jeune, intéressé par tout ce qui en est de l’humain, il travaille en autodidacte sur son livre L’Homme et la Mort et découvre Freud, Otto Rank, Jung, Ferenczi enfin, dont, dit-il, « le Thalassa, ô combien, me parlait de moi-même en me parlant du destin humain comme d’un arrachement des eaux-mères. » Mais il poursuit : « Alors que Freud excommuniait ses disciples devenus hérétiques, que ces pensées s’excluaient les unes les autres, je les intégrais, je pouvais les articuler, les faire communiquer. C’est une source d’imagination poético-scientifique inouïe [...] qui appelle à ne pas dissocier l’être, le faire, le penser [...] » (p. 31).
À le lire encore et encore, on discerne que la pensée complexe a été pour lui une véritable nécessité de l’être, qui l’a amené progressivement, dit-il, « à conceptualiser ce que j’avais toujours fait spontanément (dialectiquement) et de poser enfin la recherche cognitive sur la connaissance elle-même. » « Je crois, ajoute-t-il, avoir fait dans la Méthode, une élaboration personnelle “originale”. Mais je n’ai pu le faire […] que parce que j’ai été ouvert à des influences venues de tous horizons, parce qu’aucune carapace doctrinaire durcie n’est venue figer ma conception, et cela parce que celle-ci est encore le lieu d’un antagonisme toujours actif entre des poussées contraires, qu’elle vit de ces antagonismes […] » (p. 33). Certainement, C. G. Jung aurait pu signer ces propos.
La réflexion d’Edgar Morin aborde des sujets crucialement actuels, parmi lesquels la nature, la violence, l’évolution… et nous ne sommes qu’à la préhistoire de l’esprit humain (p. 25). C’est réconfortant : l’espoir est permis… Encore faut-il s’y atteler, mais comment ? Incontournable est la transformation de l’individu pour parvenir à celle de la société. À propos de la violence : « [...] on ne peut aller au-delà (méta) de la violence que si on est passé par elle. » (p. 68) Ce que Jung appelle : se confronter.
Antagonismes, confrontations, complexité… La vie n’offre-t-elle point de répit ? Elle offre mieux : « Il est certain que c’est dans la dimension poétique de la vie que nous rencontrons ces moments extraordinaires où nous nous accomplissons en nous dépassant nous-mêmes, en nous oubliant et en nous retrouvant. Nous vivons alors, en quelque sorte, l’unité des contraires… » (p. 65).
Son projet fondamental ? « [...] ne pas réduire l’homme à la nature ou la nature à l’homme, mais unir les deux démarches [...] : nous faisons partie de la nature et nous sommes hors de cette nature » (p. 68). Le questionnement d’Edgar Morin ne s’arrête jamais dans la mesure où sa démarche a une rigueur scientifique. Il n’a de cesse de définir et questionner le sens des mots (« on pense… mais que veut dire penser… ? ») de sorte que toute réflexion ouvre sur une autre qui la suit. Du coup, le questionnement en arrive à prendre des tours quasi métaphysiques. Ainsi il questionne ce qu’est la nature, l’être humain, la matière, la connaissance, la pensée… et l’éthique. On remarque que le préfixe « méta — » lui est familier : toujours, il se porte « au-delà ».
Un chapitre du Cahier de l’Herne (pp. 83-86) est consacré à commenter La Méthode, titre qui a suscité bien des malentendus, à ce que dit son auteur. « La méthode que je cherche est une méta-méthode parce qu’elle s’efforce de poser et renouveler le problème des articulations entre les sciences » et de prendre en considération le fait que toutes les sciences « ont été produites dans un développement socio-culturel et historique donné. » C’est moi qui souligne. Morin poursuit : « il est évident que les sciences physiques sont aussi des sciences humaines et d’une certaine façon en relèvent ; réciproquement, les sciences humaines relèvent des sciences biologiques puisque nous sommes des êtres biologiques ; elles relèvent aussi des sciences physiques puisque nos êtres biologiques sont aussi des êtres physiques. D’où l’idée d’une “boucle” des sciences qui sont interdépendantes et inter-productrices les unes des autres. » (p. 83) De son côté, Jung lui fait écho : « Une science doit servir ; elle se trompe quand elle usurpe un trône. Elle doit même servir d’autres sciences qui lui sont connexes, car chacune a besoin du soutien des autres en raison précisément de son insuffisance. »
Nouveau risque de malentendu ici : car il ne s’agit pas d’un encyclopédisme impossible, mais d’être conscient (c’est moi qui souligne) de cette boucle, d’être, dit-il, « “encyclopédant”, ce qui veut dire, apprendre à mettre en cycle le savoir » (p. 83). Songeons que, si la psychanalyse jungienne sort de l’Occident pour s’offrir peu à peu, après ses « sœurs » freudienne ou lacanienne, dans les pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, on ne peut que porter toujours plus loin la réflexion sur l’universalité qu’on aimerait lui prêter, réflexion « encyclopédante » dans laquelle chaque domaine scientifique apporte sa spécificité tout en se reliant aux autres, comme nous y invite Edgar Morin.
Edgar Morin fait face à un dur constat : « la science souffre d’une carence de pensée réflexive ». Rien que ça ! Et en parlant de méthode, il parle de stratégie, stratégie mentale et intellectuelle. Par conséquent, dit-il, « la méthode dont je parle nécessite la conscience d’être impliqué dans sa connaissance » (p. 84), ce qui renvoie à la personne comme sujet. Il préconise ainsi, dans certains de ses livres, « le plein emploi de la subjectivité », car celle-ci est un outil à utiliser, « mais conjointement avec le plein emploi de la volonté d’objectiver et de faire un effort de détachement “cynique”. [...] la reconnaissance du sujet fait partie du processus d’observation, si l’on pense que l’auto-analyse et l’autocritique sont utiles à l’observateur. Du reste, rien n’est plus subjectif que la prétention d’être dans l’objectivité absolue. Puisque donc je suis sujet qui me reconnais sujet, je veux comprendre pourquoi. » (Ibid.)
Je ne vois pas le moindre mot à changer à ces affirmations pour qu’elles s’appliquent de façon particulièrement pertinente, à la démarche analytique et ce que nous appelons (contre-)transfert.
Cette implication du sujet n’est certes pas, chez Edgar Morin, une posture abstraite. Comme Jung d’ailleurs, Morin est un pragmatique, qui ressent et vit ce qu’il pense et théorise. Il réfléchit à partir des expériences qu’il vit ou a vécues. Et de tout ce qu’il a vécu, enduré, souffert, il dit : « je dois me souvenir de tout cela pour que mes carences, mes manques, la source de mes douleurs deviennent productifs. Cela pour vous indiquer comment on peut passer [...] du plus personnel, du plus subjectif, à quelque chose qui est au contraire la volonté d’objectivation et de transformer cette subjectivité en outil pour qu’elle se dépasse elle-même. » (P. 84). De son côté, et en écho, Jung professe que « […] les formes les plus hautes de la psychothérapie […] ne demandent pas seulement de l’intelligence et de la compréhension, mais requièrent l’homme tout entier. »
On s’est étonné de constater bien souvent que les pensées et les réflexions de divers auteurs résonnent parfois intensément avec la pensée de Jung sans que celui-ci ne soit cité, et peut-être peut-on en dire autant de la pensée d’Edgar Morin, en particulier en France où il n’aura pas été le plus reconnu. Serait-ce que leurs pensées « complexes » (et non pas compliquées) sont de celles auxquelles on doit se connecter intérieurement au moins autant qu’on peut les comprendre intellectuellement ? Provenant, dans les deux cas, d’une œuvre-vie, elles exigeraient une réflexion-vie ? Morin provoque « le sentiment pénible de confusion que ressentent d’excellents esprits qui me voient unir ce qui à leurs yeux est absolument antinomique. » Mais, dit-il, « Qu’est-ce que penser sinon unir ce qui semblait séparé et séparer ce qui semblait uni ? » (p. 85).
Réfléchissant récemment sur la question de la supervision des analystes en formation, je notais l’importance, pour les supervisés, de réfléchir, de relire des notes, de rédiger leurs réflexions sur ces notes, mais, cela fait, une fois en séance de supervision, de lâcher tout cela pour parler au présent, du présent. La pensée est toujours en devenir. « J’ai compris progressivement qu’il ne s’agissait pas de rédiger quelque chose de déjà pensé, mais de repenser ce que je croyais pensé » (p. 85, c’est moi qui souligne). Quand elle met en forme ce qui émerge de l’expérience de la vie, la pensée se repense en permanence. Ce que confirment les scientifiques quand ils affirment que les théories scientifiques ne cessent d’évoluer.
Ainsi, la pensée est un processus. Il faudrait en fait parler du « penser complexe (complex thinking en anglais) », comme le souligne J.L. Le Moigne (p. 91).
Cette brève recension ne peut rendre compte de ce riche Cahier, témoignage d’une œuvre majeure, et j’ai voulu ne mettre en exergue que sa congruence avec la réflexion que mènent les post-jungiens (les cliniciens comme les théoriciens), réflexion qui ne fait que se poursuivre et s’amplifier, dans un regard qui n’exclue a priori rien de ce qui concerne l’humain. L’article de Mauro Ceruti (pp. 108-114), intitulé « L’Humanisme planétaire, Défi de la complexité et communauté de destin », évoque l’insistance d’Edgar Morin à éclairer ce qui est en jeu de nos jours, rien moins que la survie ou le suicide de l’humanité, par la menace nucléaire sans doute, mais plus encore par la menace écologique. Et pour lui, l’écologie ne concerne pas seulement l’industrie ou l’agriculture ; en amont, il s’agit d’une écologie de l’action et de la pensée — qui donc « requiert l’homme tout entier » pour reprendre la formule de Jung ci-dessus. Et rejoint son questionnement sur le sens et le non-sens qu’est la vie.
On mesure ce que cette philosophie-sagesse de vie offre à ces temps (particulièrement ?) troublés qui sont les nôtres. Morin prône comme objectif fondamental « le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, […] et au primat de la compréhension d’autrui » (p. 258), et fait « appel à l’individuel dans la formation de l’action collective » (p. 260) ; ce qui n’est pas sans rappeler l’exhortation de Jung dans son texte sur Wotan en 1936 :
En réalité, seul un changement dans la mentalité de l’être individuel peut amener un renouvellement de l’esprit des Nations. C’est par l’individu que cela doit commencer. Il est […] des hommes de bonne volonté qui veulent briser le principe de puissance… chez autrui. Que l’on brise d’abord le principe de puissance en soi-même ; la chose devient alors plausible pour les autres. (C.G. Jung, 1936[1971] « Wotan » in Aspect du drame contemporain, Genève, Georg & Cie S.A)
Ces deux penseurs, face à la violence que connait le monde, ont tenté avec lucidité d’en comprendre les mécanismes et de trouver le moyen de les contrecarrer, de les réduire. Pour tous deux, la métamorphose de la société humaine n’est possible qu’en prenant sa source dans celle de l’individu.
L’un comme l’autre, sans renier les valeurs de l’Occident (Jung) ou du Nord (Morin) font appel à leur indispensable complémentaire via les cultures de l’Orient (Jung) ou du Sud (Morin) en particulier pour leur « sens de la diversité concrète de la nature [...] et le sens de l’unité de l’univers » (p. 250), insistant sur le fait que nous sommes une partie du cosmos.
Publié par Recensions de livres
le 24 février 2017 dans