Luca GOVERNATORI : Les Nuits de Jung, Mystique et Psychologie du Livre Rouge

Ed Almora, Paris, 2019 – ISBN 978-2351184004

Nul doute que Luca Governatori n’ait été profondément marqué par la publication du Livre Rouge de C.G. Jung, ce texte, selon ses propres mots, tour à tour « lumineux, improbable, monstrueux et incandescent ». Ce sera au point de consacrer à celui-ci une thèse de philosophie, puis ce livre, d’expression plus libre qui nous est proposé enrichi de quatre des planches illustrées issues du Livre rouge.
Le sous-titre le précise aussitôt, c’est sous l’angle de la Mystique que seront abordés les rêves et visions qui forment la trame de cette œuvre inclassable. Et à travers ce texte fondateur, c’est le trajet de Jung, le second Jung, « le mystique, homme de la nuit » dont l’auteur ambitionne de décrypter le parcours.
La première partie se présente sous la forme d’une traversée, en plusieurs chapitres comme autant d’étapes au cœur des « chemins de l’ombre » qui jalonnent l’exploration intérieure. Nous sommes invités à suivre Jung au cœur de la nuit, en son passage obligé dans les profondeurs de la psyché. Il s’agit alors d’y rencontrer nos daïmons, individuels et collectifs, puis d’y développer la relation à cet « ennemi intérieur » qu’il faut accueillir afin de mesurer la réalité de nos divisions intérieures. Trajet jungien s’il en fût, mais dévoilé ici dans sa confrontation initiale au plus près de la source, terrible et dramatique, épopée mythique et impitoyable.
Au fil de ces pages, les principaux concepts – persona, ombre, anima, animus – et différents mécanismes psychologiques – inflation, projection - sont retrouvés dans leurs racines même, au cœur des confrontations du sujet avec ces étranges entités du monde des profondeurs. Puis tout aussitôt les voici repris dans un mécanisme d’amplification – méthodologie elle aussi très jungienne – jusqu’à en acquérir un statut bien plus universel. La projection, par exemple, émerge de son simple état de mécanisme de défense aux conséquences relationnelles pour devenir un principe général de notre perception de la réalité (p.89)
À aucun moment donc l’auteur ne nous laisse oublier l’intensité fulgurante des images archaïques, leur emprise vivante et leur pouvoir implacable. C’est aussi par la force même de son style, foisonnant, luxuriant à la limite du débordement qu’il en soutient l’impérieuse exigence. Les passages de réflexion et d’analyse semblent s’emballer parfois en paragraphes au sein desquels questions interprétatives et propositions se succèdent en vagues pressées, incessantes, qui déferlent sur le lecteur. Procédé jamais gratuit cependant, car toujours au service du propos du livre. Celui-ci s’attache à questionner les questions ontologiques les plus fondamentales abordées par Jung au cours de son périple – et de sa vie. Celle du Mal, tout d’abord, envisagé d’un point de vue historique et non seulement intérieur, celle du sens ou plutôt de « la résonance intérieure des choses », du temps ou plutôt des temps qui construisent nos regards sur la réalité des choses.
À ce propos l’on pourrait dire de façon irrespectueuse qu’il y a de l’artisan dans la façon dont Luca Governatori travaille son sujet : il s’empare des concepts, tourne autour, les décortique puis les rassemble, y revient en les enrichissant de notions associées, les articule au mépris des époques et des lieux – du temps et de l’espace – jusqu’à les étirer à l’extrême de leurs significations ou présupposés. Mais il y aussi chez lui du bâtisseur, lorsqu’il s’appuie sur philosophes et penseurs pour déconstruire nos principes les plus évidents avant de les ré-assembler, enrichis d’une dimension supplémentaire, élargis à la dimension d’un monde au sens nouveau. Ainsi il ne se contente pas de relater les éléments qui ont conduit Jung à développer puis à considérer la notion de ‘synchronicité’, ce « principe de relations a-causales » qui fait irruption dans notre univers macroscopique. C’est notre principe de causalité usuel, ou plutôt tel qu’il est dit, notre « schématisme causal » qui se voit dès lors mis à mal, démonté en ses multiples aspects. En un long processus philosophique enrichi du soutien de David Hume, Nietzsche, Bergson, Liebniz, la causalité se voit in fine ramenée, comme toute loi naturelle, au simple rang de vérité statistique (p. 227). Puis, à partir de Gilles Deleuze et Spinoza, est posé un principe de relation des choses qui ne soit plus de l’ordre de la causalité, mais désormais de l’ordre du Sens. Avec Jankelevitch c’est une causalité circulaire qui se fait jour, où se révélerait la coprésence de la cause et l’effet, manifestation de la Non-Dualité au sein d’un principe de synchronicité élargie.
Et l’essentiel est ainsi enfin abordé. Car dès le début de l’ouvrage, bien avant de se pencher sur les Arts divinatoires, le Yi Jing, le Mythe du Serpent et « Mysterium Conjunctionis », l’auteur ne cesse d’établir des liens serrés entre ce qu’il appelle la « Mystique sauvage » de Jung et les grandes voies de l’Orient. Avec prudence, certes, telle qu’en atteste l’impressionnante panoplie de précautions stylistiques : usage répété du conditionnel, adverbes de restriction, périphrases introduisant les hypothèses. Mais avec détermination.
Dès le départ est posée cette affirmation : au-delà de toute visée thérapeutique, « la psychologie que nous léguerait Jung ne serait fondamentalement rien d’autre qu’une ’’voie’’ », (p.85) initiatique et profondément mystique, celle du samouraï ou du yogi. La voie de l’individuation, traversée de l’obscur, épreuve ontologique d’affrontement de nos césures les plus profondes, ne peut avoir en point de mire que l’état du Soi, lequel serait aussi état de Vacuité ; l’accomplissement devient celui d’une différenciation absolue, solitude intérieure au sein de laquelle nous ne serions finalement séparés de rien. Au passage, le principe même de réalité se voit mis en question, la vie tout entière réduite à un simple reflet extérieur de nous-mêmes.
À partir de l’enseignement de sages de l’Orient, et en premier lieu Ramana Maharshi, relier entre Orient et Occident les définitions de notions essentielles : Mal, Soi, Solitude, Ego, permet de dessiner un parcours de réalisation spirituelle autant que psychologique ; là où atteindre en soi l’équilibre des contraires conduit à un état de Non-Dualité. Ce n’est qu’au dernier chapitre, « l’illimité » que cette parenté entre la traversée de Jung vécue au fil du Livre Rouge et les traditions orientales trouve sa butée, autour de la dissolution – ou non – de l’ego, et donc de la conscience dans le Soi. Et là, très clairement, ce sont les limites de Jung qui se voient interrogées.
Reste donc le questionnement de chacun. Au plus près de la matière première que constitue le Livre Rouge, l’auteur a-t-il su révéler l’essence du trajet personnel de Jung et par là même la véritable nature de sa psychologie ? Ou, fort de son propre cheminement, est-ce à partir de son filtre qu’il aurait interprété la mystique du Livre Rouge ? Ce sera au lecteur lui-même d’en décider en fonction, inévitablement, de ses intuitions et de sa propre expérience.

Annick Sonneville


Publié par Vienne Brigitte le 15 décembre 2020 dans Recensions de livres