Mark WINBORN & Co : Shared Realities : Participation mystique and beyond

Réalités Partagées : Participation mystique et au-delà
2014, Fisher King Press – IBSN : 978 1 771 690 096

Ce volume vient à la suite d’un autre projet qui explorait le lien entre la musique appelée « Blues » et la participation mystique. Ce concept revenait souvent dans les discussions et réflexions entre collègues, souvent chargé d’une valeur négative. Quand la maison d’édition Fischer King Press a créé un livre autour d’un concept majeur de psychologie analytique, il sembla évident, dans une continuité, de se centrer sur la Participation mystique. D’autant plus qu’il y a peu d’écrits sur ce sujet, que sa définition est peu claire et porte un côté négatif. Sauf dans un article de R. Segal (« Jung and Lévy-Bruhl », Journal of Analytical Psychology 52, 2007 a), dans lequel elle offre une vue générale et critique des déviations et limites de l’utilisation que fait Jung de la participation mystique et de la manière dont il se l’est approprié. Il sera souvent fait référence à cet article par les différents auteurs.

Dix articles, dix auteurs, chacun discutant à sa façon la nature du phénomène, selon ce qui l’anime et le travaille. Personne ne discute/ dispute l’existence d’une participation mystique. Le livre se présente en trois parties, trois perspectives : clinique, expérimental ou expérientielle et théorique.

Dans la partie clinique, la participation mystique sera mise en lien :

  • – avec « La conjonction négative –envie et sado masochisme en analyse » par Pamela Power
  • – avec « trauma, participation mystique, Identification projective et attitude analytique » par Marcus West
  • – avec la rêverie de l’analyste dans « Regarder les nuages ensemble : rêverie analytique et participation mystique » par Mark Winborn
  • – avec la théorie kleinienne : « La thérapie kleinienne moderne, la participation mystique de Jung et le processus d’identification projective » par Robert Waska.

Dans la seconde partie des récits d’expériences nous emmènent :

  • – à Kauai, Hawaï avec « Chants encore jamais entendus : écouter et vivre différemment dans les réalités partagées » par Dianne Braden
  • – dans la sagesse de la Kabbale avec « différentes lectures de la Participation mystique » par Michael Eigen
  • – au Pérou, dans les Andes avec « Participation mystique et le chamanisme péruvien » par Deborah Bryon.

La troisième partie nous propose des discussions théoriques avec :

  • Jérôme Bernstein : « Guérir de la dissociation : Participation mystique et C.G. Jung »
  • François Martin-Vallas : « La chimère transférentielle et la neuroscience » ;
  • John White : « Vers une phénoménologie de la participation mystique et reformulation de l’anthropologie philosophique jungienne »

Le but du livre est d’offrir un regard neuf sur la participation mystique et je dois dire que ce but est brillamment atteint. Chaque article ouvre de nouveaux chemins de réflexion, de pensée et de recherche. « La notion évolue, tout comme la psyché, et nous pouvons peut-être l’accueillir avec ouverture dans la richesse d’échanges culturels et dans des champs différents, physique, philosophie, histoire et religion » dit Mark Winborn dans son introduction.

Le pari est tenu du côté des auteurs. Mais il n’est pas possible dans une recension de reprendre chaque article. Aussi ai-je choisi de reprendre succinctement le concept jungien de participation mystique puis de parler plus en détail de deux articles. Celui de J. Bernstein : « Guérir de la dissociation », car il reprend et analyse comment Jung s’est servi du concept, comment il l’a utilisé, jusqu’où cela l’a mené puis arrêté, et comment nous pouvons reprendre à partir de ce point d’arrêt. Puis l’article de Dianne Braden : « Chants encore jamais entendus » qui apparait comme une application directe de la façon dont Bernstein parle de la participation mystique.

La Participation Mystique

Le concept de participation mystique a été utilisé par Lévy-Bruhl à partir de 1910 dans : Les Fonctions Mentales dans les Sociétés Inférieures.

Jung en parle pour la première fois dans : Symboles de Transformation en 1912, puis dans Les Types Psychologiques et dans deux articles (CW 10 –Archaic man – le primitif et Mind and Earth –Terre et Esprit). Lévy –Brühl insiste sur la dynamique énergétique et la réciprocité entre sujet et « objet » (entre guillemets parce qu’il n’y a pas d’autre mot, dit-il). L’objet participe activement à la relation, elle est réciproque. Lévy-Bruhl utilise le mot participation comme un processus dynamique et interactif entre un sujet et un objet. Merleau Ponty ajoute que « participation » est un attribut de la perception même. Lévy-Bruhl insiste sur le pouvoir dynamique de l’objet à influencer la psyché individuelle, c’est-à-dire que le pouvoir existe dans l’objet et émane de l’objet.

Dans Symboles de transformation (1912) Jung parle de la « participation mystique ». Il l’applique « aux primitifs » et met au même niveau mentalité primitive et état primordial inconscient. « Primitif » veut dire dans un état d’inconscience dont il faudra sortir, se séparer pour avoir un point de vue extérieur pour penser l’expérience d’être dedans. Jung lui, insiste sur le pouvoir dynamique de l’esprit individuel (ego : psyché) à s’identifier ou se désidentifier de l’objet. Pour lui le pouvoir dynamique existe dans le sujet et non dans l’objet lui-même. (Rappelons que son regard est civilisé, opposé à primitif. Il regarde de l’extérieur, observe, analyse, ne fait pas l’expérience avec eux, ces primitifs.)

Selon Jung, la psyché humaine se développe de façon linéaire du primitif (inconscient) au civilisé (conscient), en termes d’espace et de temps et non parce qu’il s’agit de différences dynamiques de nature et de structure. La « participation mystique » fait le lien entre mentalité primitive et peuple civilisé (comme Jung la comprend et l’utilise). Ce qui signifie que plus le primitif devient conscient, plus il devient comme « nous ». Et, en, même temps qu’il célèbre cette libération de la mentalité primitive Jung se lamente de la coupure d’avec ses racines primitives que vit l’homme moderne.
Venons-en donc à l’article de J. Bernstein : « Guérir de la coupure. Participation mystique et C.G.Jung ». Bernstein parle de la « participation mystique » dans le contexte culturel des cultures amérindiennes et plus spécialement Hopi et Navajo qu’il fréquente depuis 40 ans. Il relie deux cultures : occidentale et amérindienne. Par exemple :

Utiliser le verbe penser – cf. Lévy-Bruhl « Comment pensent les primitifs » – fausse les choses. Pour les tribus indiennes du New Mexico un seul mot exprime penser et sentir ; il aurait mieux valu parler de perception ; penser installe une hiérarchie, une conscience supérieure, occidentale. Et alors, « mentalité mystique et prélogique » selon Lévy-Bruhl, devient contradiction logique, illogisme pour entrer dans le cadre du logos occidental. « L’homme primitif est en même temps un arbre et encore un homme », mais le primitif sait qu’il n’est pas un arbre, mais se sent un avec l’arbre. Pour l’esprit primitif il n’y a pas de contradiction. Il faudrait parler de trans rationnel, qui veut dire au-delà du rationnel, mais sans contradiction avec lui. Le monde est rationnel et transrationnel. C’est une expérience différente, elle ne fait pas sens ou non-sens, elle ne l’emporte pas sur le rationnel. Elle est ce qu’elle est, manifestation autre de la réalité de la psyché.
Pour Bernstein, le mythe de l’occident est le mythe du paradis perdu. Il dit l’histoire de la naissance et de l’évolution de la psyché occidentale : la conscience réflexive, la technologie, la science etc. Dans cette lecture symbolique et archétypale c’est l’expulsion du paradis qui a permis cela, expulsion, séparation, division. Et en même c’est la perte du sentiment d’unité avec la nature, bien sûr.

Jung le dit lui-même souvent dans Mysterium Conjunctionis. Il se plaint que l’homme ait perdu ses racines primitives et, suivant son idée d’un développement linéaire dans le temps, « la communication immédiate, primitive avec la nature est perdue pour toujours » (Ecrits divers CW18-§ 585). Et pourtant il ne fut jamais satisfait de cette conclusion. Bernstein dit que Jung eut l’intuition, sentit cette « participation mystique » et qu’elle eut un effet important sur ses théories. Il fait remarquer l’importance unique et durable de sa rencontre avec Ochwiay Biano en 1925 à Mountain Lake (quelques heures, une fois). Il écrit : « Quelque chose dans cette rencontre a mis Jung en relation avec cette part de la psyché qui n’a pas été chassée du paradis. Une dimension de psyché non linéaire, qui agissait selon une « logique » fondée sur l’expérience et la connaissance transrationnelle et qui n’avait pas été coupée de ses racines avec la nature ». C’est cette relation dynamique que Lévy-Bruhl nomme « participation mystique ». On pourrait dire qu’il y a deux sortes de conscience, celle du paradis avant l’expulsion et celle d’après l’expulsion. C’est celle d’avant l’expulsion que Jung a sentie, intuitée et approchée dans sa rencontre avec Ochwiay Biano, c’est sa propre expérience de « participation mystique » et elle a influencé le développement de ses théories. Ce lien a nourri Jung pendant les 36 années suivantes. Neuf mois avant sa mort, Jung écrit à Miguel Serrano : « Nous avons douloureusement besoin d’une vérité ou d’une compréhension semblable à celle…que j’ai trouvée encore vivante chez les Taos Pueblos ». (Lettre1975 -596/597) Pour Bernstein Jung sentait cet appel, celui-ci le guidait, il savait qu’il avait contribué à son avancée, mais aussi qu’il manquait quelque chose. C’était douloureux parce que Jung le vivait comme s’il avait manqué à sa mission (trouver quelque chose qui s’oppose, qui fasse front à l’hubris de l’ego occidental) : « Redonner le sens du sacré à la science et au monde. Mettre du corps dans l’esprit et de l’esprit dans la matière » (Charles de Quincey. Stories Matter, Matter Stories – IONS Noetic science review N° 60 July-August)

On ne peut retourner en arrière, mais qu’en est-il d’avancer encore ? dit Bernstein. Jung nous a laissé les outils pour le faire, pour construire un pont entre psyché occidentale et psyché indienne vers des formes nouvelles de conscience, en partenaire d’une évolution commune. Il redéfinit la « participation mystique », « un état liminal transrationnel résultat de la communication et communion entre la psyché occidentale (basée sur le principe psychique de Domination) et la psyché indienne (basée sur le principe psychique de Réciprocité Essentielle) ; Le produit de cette communication/communion est une conscience nouvelle et émergente que j’appelle borderland (terre seuil/ terre frontière). »

La « participation mystique » existe encore, toujours, plus particulièrement dans les tribus indiennes avec leurs pratiques religieuses et leurs rites de guérison. Sa caractéristique première est de n’avoir pas été coupée de la nature.
La survie de nos espèces dépend de notre capacité à créer un pont entre les deux psychés, celle du temps du paradis (indienne) et celle d’après l’expulsion (occidentale). Nous avons besoin d’une conscience qui perçoive et se relie à la réalité psychique dans son entier, qui vive et accepte la réciprocité.

En résonance avec le texte de J. Bernstein, l’article de Dianne Braden :
« Chants encore jamais entendus. Écouter et vivre autrement dans les réalités partagées. » En février, dans la grisaille, le froid et l’humide de l’Ohio, l’auteure est invitée à une retraite - écriture pour 10 jours sur l’île de Kauai, en Hawaï.
Kauai, « le jardin », considéré comme un des plus beaux lieux de la planète. Et cette beauté – luxuriance, couleurs, fleurs inconnues et mystérieuses – fut « une expérience visuelle sans précédent. Le monde tropical a forcé son chemin dans mon expérience quotidienne de la réalité ». Visite des lieux. Découverte du phénomène « entonnoir », phénomènes naturels de l’île. Tout ce qu’on y dépose ou jette dans la journée disparaît pendant la nuit, et ne peut être récupéré. L’aspect paradisiaque et cet espace en creux « prit place dans la liste des ouvertures/portes que je notais inconsciemment »

Un monde où intérieur et extérieur sont constamment mêlés, où les bruits du dehors s’insinuent dedans (caquètement des poules, vent, eau, cris des geckos), comme s’il n’y avait pas de séparation. Chaque soir, au coucher du soleil, un oiseau vient se poser sur la fontaine et chante : un chant long et compliqué, qui se développe, revient en boucle sur lui-même en une phrase mélodique d’une beauté saisissante. Puis se tait et repart. Il semblait impossible que cela vienne d’un oiseau. Puis le noir de la nuit, épais et qui arrive tôt. « C’était comme si une certaine dimension de la réalité avait disparu, obligeant à se servir des autres sens ». « Une étourdissante étrangeté ou plutôt non-familiarité. » « Une étrangeté qui demande à entrer dans mon âme occidentale ».

Tous ces contrastes, perçus, enregistrés plus ou moins consciemment, tout était comme chargé d’une autre dimension, toute cette beauté faisait entendre autre chose.

Après les premiers jours d’ajustement, la première vraie nuit de sommeil, elle se réveille en pleine nuit, troublée et perdue, un rêve ? Puis le sentiment d’une présence là, danger et peur, tout à coup sentant « toute cette vie grouillante, simple, sauvage, en chasse juste là dehors sous ma fenêtre, du moins je l’espère ». Certitude que quelque chose se passe dehors : chasse, chasseur/chassé. Elle se sent comme une petite créature vulnérable sur le sol de la forêt, comme si elle était dans une scène de chasse pour la vie et la mort. Elle est prise dans un temps et une conscience gauchis, elle en a oublié qu’il n’ya pas de prédateur sur l’île et ne sait plus sa place. Intensité de cette expérience qui lui fait dire, raisonnablement, « je dois être folle ». « J’étais dans une région de l’âme que je n’avais jamais visitée et que je ne voulais pas connaître ». Si heureuse d’entendre enfin un coq chanter et de voir le jour arriver. Cette expérience reste vivante pendant tout le séjour, rendant les nuits difficiles. Elle reste sur ses gardes et ne se détend qu’avec le jour. Elle n’en parle pas, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle vivait durant les nuits.

Kauai fut une expérience de « participation mystique » en train de se faire et dont elle prendra conscience après coup. Regarder cette expérience ne fut possible qu’après le retour sur le continent. L’espace qu’elle a ouvert persiste, un espace nouveau né de cette expérience d’être chasseur autant que chassé, du combat entre la vie et la mort. Il y eut des rêves pour aider à comprendre.

Cette expérience de participation mystique changea sa façon de penser et de travailler. « Je retrouve ces portes de l’expérience dans l’analyse, j’écoute autrement, j’ouvre tous mes sens pour recevoir tout ce qui vient vers moi. Je reviens souvent sur mes nuits à Kauai pour en trouver la sagesse pour ma salle de consultation. » « Je croyais avoir compris l’expérience de « participation mystique », mais je dois reconnaître que je n’étais pas prête pour cette dimension, l’énergie de la terre et de ses créatures ». Elle dit qu’elle apprécie autrement « la sagesse de l’âme et sa demande d’élargissement ». Elle reconnaît que la participation mystique est un bon outil thérapeutique, mais aussi que cet outil l’utilise parfois, ouvrant une entrée dont il a besoin pour qu’elle écoute autrement le chant de la psyché. La participation mystique s’impose quelquefois qu’elle le veuille ou non et elle doit « s’y plier avec respect ». Ce n’est pas toujours le sujet qui agit, c’est parfois « l’objet » qui s’impose et oblige le sujet à entrer dans des territoires psychiques inconnus. Après quelques exemples cliniques développant comment et en quoi sa façon de travailler avait changé, D. Braden dit : « J’en suis arrivée à comprendre que chaque élément d’une séance, c’est le chant de l’oiseau entendu à Kauai. Chaque élément est une entrée, une mélodie belle et singulière qui chante en boucles, attendant la permission de continuer  ».

Et pour conclure, et en résonance avec d’autres articles de ce livre et notamment celui de J. Bernstein : « Je vois maintenant la psyché de l’autre comme un territoire étranger dans le pays de l’âme, avec son propre esprit des lieux, qui attend de m’apprendre par induction les subtilités du dialecte et des coutumes »


Publié par Lovering Catherine le 22 février 2017 dans Recensions de livres