Thomas H. OGDEN : Cet art qu’est la psychanalyse. Rêver des rêves inrêvés et des cris interrompus.

2012, Les Editions d’Ithaque, Paris - ISBN 978-2916120287

La liberté de penser, tel est le titre de la préface de Florence Guignard du premier ouvrage de Thomas Ogden traduit – enfin ! – en français ; ce titre est parfaitement évocateur de la créativité dont témoigne Ogden en relatant sa lecture de Bion, Winnicott ou Freud ou en rendant compte de sa propre clinique ; le tout ponctué çà et là de références à Borges ; mais il est aussi évocateur de l’expérience analytique authentique qui peut être vue comme un apprentissage à la liberté de penser, à la liberté d’être. Car c’est bien de cela dont il s’agit, et c’est sur cette approche du livre de Ogden que je m’attarderai – et rêverai – essentiellement.
Florence Guignard rend hommage à Ogden de se référer à Bion « sans (le) réécrire », mais dans une appropriation sans aucune trahison, vivante et réussie, donc. En présentant son Bion, Ogden permet à F. Guignard d’y retrouver également le sien. De mon côté, je ne peux probablement que parler de mon Ogden, et de ce qu’il m’a aidé à développer.
Ce livre me donne un sentiment déjà éprouvé antérieurement à la lecture de quelques textes (en anglais) de cet analyste freudien, sentiment à la fois d’une familiarité avec le regard analytique jungien, et d’une ouverture essentiellement pragmatique sur des perspectives neuves qui invitent à explorer plus avant les outils psychanalytiques et à en enrichir l’utilisation, avec la touche de jubilation que procure l’équilibre de ces deux éléments antagonistes et complémentaires : la familiarité et la découverte d’espaces inexplorés qui étaient pourtant à portée de main.

D’emblée, nous sommes plongés dans la matière même à travailler : « La psychanalyse est une expérience émotionnelle. » (p. 21)
La référence à Bion (pour qui la fonction alpha de l’analyste aide le patient à intégrer ses éléments bêta) est exposée avec clarté et éclaire les évènements psychiques que sont les rêves, mais aussi les cauchemars et les terreurs nocturnes, éléments béta par excellence. Mais Ogden ouvre un autre champ de réflexion qui donne à cette référence une ampleur, un contexte et un ancrage décisif, en affirmant : « Les rêves rêvés par le patient et l’analyste sont en même temps leurs propres rêves (et rêveries) et ceux d’un sujet tiers qui est à la fois les deux ensemble, patient et analyste, sans être aucun d’eux séparément. »
À cela s’associe dans mon esprit la définition donnée par Edgar Morin du terme d’émergence qui s’applique si parfaitement à mes yeux à la relation transférentielle et dont j’ai dit ailleurs (Raguet, 2012) qu’il m’aidait à m’en représenter la dynamique telle que Jung la décrit en particulier dans la Psychologie du Transfert (Jung, 1936 [1980]) :
« Les émergences sont des propriétés ou qualités issues de l’organisation d’éléments constituants divers associés en un tout, indéductibles à partir des qualités ou propriétés des constituants isolés, et irréductibles à ces constituants. Les émergences ne sont ni des épiphénomènes, ni des superstructures, mais les qualités supérieures issues de la complexité organisatrice. Elles peuvent rétroagir sur les constituants en leur conférant les qualités du tout. » (2004, p. 234)
Si « les rêves rêvés par le patient et l’analyste sont en même temps leurs propres rêves (et rêveries) et ceux d’un sujet tiers qui est à la fois les deux ensemble, patient et analyste, sans être aucun d’eux séparément » on peut en dire autant, je crois, de tous les évènements psychiques (émotions, pensées, sentiments…) expérimentés lors d’une rencontre ; produits par ce tiers formé par la relation analytique, donc par l’intrication des inconscients des deux protagonistes, ils rétroagissent sur chacun d’eux, ce qui modifie en retour le ‟tiers”. Et ainsi de suite.
Ogden insiste : « Les rêveries ne sont pas le produit du psychosoma de l’analyste seul, mais proviennent des inconscients combinés du patient et de l’analyste » (p. 27, note 2). La combinaison des inconscients... L’image du quaternio alchimique convoquée par Jung à propos du transfert surgit bien évidemment à l’esprit.

Liberté de penser, expérience émotionnelle, et maintenant voici que Ogden parle de la nécessité de ‟réinventer la psychanalyse pour chaque patient” et ceci ‟tout au long de l’analyse”... D’aucuns pourraient s’effrayer qu’une telle liberté ne devienne du n’importe quoi dans un libre arbitre débridé. Mais Ogden avertit :

« Si je conçois la psychanalyse comme une expérience, je ne pense pas pour autant que patient et analyste soient libres d’agir à leur guise ; leur liberté est plutôt celle de pratiquer la psychanalyse d’une manière qui reflète ce qu’ils sont, individuellement et ensemble, en tant qu’analyste et analysant : ils n’inventent pas une relation amoureuse, une amitié pas plus qu’une expérience religieuse. » (p. 28)

On comprend que pratiquer en tant qu’analyste, cela ne s’improvise pas. Plus loin d’ailleurs, Ogden précisera que l’expérimentation analytique devra « être menée conformément aux modalités de la situation psychanalytique » (p.30). Or l’apprentissage de cette pratique amène inévitablement le questionnement du (jeune) analyste qui se demande si l’évènement psychique, émotionnel en particulier, dont il se sent assailli ‘vient de lui ou bien du patient’, s’il voit juste ou s’il est victime d’une projection. La question ainsi formulée – mais c’est déjà bien qu’il se la pose – mène vite à une impasse, me semble-t-il, mais Ogden ouvre un débouché : « ...les rêveries de l’analyste fournissent une forme d’accès indirect à la vie inconsciente de la relation analytique. » Et encore : « C’est la tâche de l’analyste en tant que sujet séparé (...) d’appréhender ce qu’il expérimente dans le tiers analytique et du tiers analytique (...) » (p.29)
Cette phrase n’est pas sans rappeler la pensée de Jan Wiener (2009) qui distingue le travail dans le transfert et le travail avec le transfert. Ici, Ogden parle clairement de la double face de la place de l’analyste d’une part en tant qu’il est engagé tout entier dans l’œuvre, comme le postule Jung, et d’autre part en tant qu’il reste le garant du déroulement du processus et de la persistance/fiabilité du temenos. La relation transférentielle, « ce tiers analytique inconscient intersubjectif est toujours en voie d’advenir dans ce champ de forces émotionnelles engendré par l’échange entre les inconscients du patient et de l’analyste. Ce troisième ‟sujet de l’analyse” est un sujet construit conjointement, mais asymétriquement, par la paire analytique. » (p. 29).
Cette expression ‘en voie d’advenir’, nous renvoie à nouveau vers la notion d’émergence telle qu’il en est question plus haut. C’est un processus toujours en cours où l’analyste, se libérant en permanence de ce qu’il croyait connaître et maitriser, s’ouvre à ce qui advient nouvellement au sein de ce tiers dont il est, ainsi que le patient, partie prenante, pour suivre ce tiers, ce ‘troisième sujet de l’analyse’ dans son évolution singulière, et se laisser modifier par lui. C’est le processus d’auto-organisation décrit par Edgar Morin, dans lequel chacun des protagonistes, analysant et analyste, modifie le ‘troisième sujet de l’analyse’ et sont modifiés par lui, et ainsi de suite. Faute de quoi l’on resterait dans le même et aucun changement ne serait possible. C’est pourquoi, dit Ogden, l’analyste doit être capable de ‘grandir émotionnellement’ à la suite de son expérience avec son patient (p.30), ce qui fait écho à la capacité d’être l’analyste dont le patient a besoin, précise-t-il en se référant à Searles (1975). Mais j’ai envie d’ajouter un point qui me parait essentiel : et ceci, sans vouloir contrôler, fusse après-coup, ce que le patient aura ainsi reçu et utilisé de son analyste ; en d’autres termes, il ne décide pas ce dont le patient a besoin, ce qui est ‘bon pour lui’ mais l’ignore le plus souvent, ainsi que le patient d’ailleurs, précisément parce que cela relève de l’alchimie largement inconsciente de la relation. C’est ce qui me paraît faire partie du respect de l’analyste vis-à-vis du patient, incluant une humilité (ne pas savoir et ne pas contrôler) assortie de vigilance (sens de la responsabilité) ce qui résulte en somme d’une castration symbolique et symbolisante. De tout cela, Ogden fait largement état dans le cours du livre, en particulier dans la première partie où il énonce ‟ce dont [il] ne pourrait pas se passer”, à savoir la position profondément humaine qui est la sienne.

Au passage, Ogden nous livre implicitement un message essentiel, qui est la prééminence du travail intérieur de l’analyste sur la parole concrète adressée au patient – donc de la réalité intérieure sur la réalité extérieure. Qu’est-ce à dire ? Ogden se dit en désaccord avec l’idée courante selon laquelle le patient ne peut pas tout connaitre de son analyste, car il est supposé ne rien connaitre de la vie de celui-ci. Connaitre signifiant ici avoir une connaissance consciente de faits concrets. Il affirme au contraire (p.32) que tout ce que vit l’analyste change son être, que ce changement a un effet sur la relation analytique et que par conséquent, le patient en connait quelque chose. Et, là, il s’agit d’une connaissance intérieure – inconsciente pour l’essentiel – et non factuelle. J’entends dans cette position la relativisation de l’évènementiel et du faire, au profit de l’être.
De la même façon, l’analyste tente de ne pas s’attacher trop exclusivement aux évènements réels, extérieurs de la vie d’un patient – son histoire, la composition de sa famille, les évènements factuels de sa vie – au profit de leur écho dans sa vie intérieure et son état affectif. C’est à mon sens pour la même raison que ce qui donne à un objet ou une image, valeur de symbole n’est que son contexte situationnel et la manière dont il entre en résonance avec l’intériorité du sujet.
C’est aussi, je crois, ce qui se produit dans le travail clinique de supervision en groupe où toute la place nécessaire est laissée à l’écoute, dans la sphère émotionnelle du groupe, de la résonance de ce qui est relaté par l’un des participants. De même, l’exposé spontané (sans recours à des notes) d’une situation clinique, laisse la place au travail effectué dans et par l’inconscient depuis les séances relatées.

A propos du questionnement sur la pertinence de la ‘technique analytique’ pour certains patients, Ogden offre une formulation très juste à mes yeux de ce qui peut/doit être proposé. Dans certaines situations, il souligne qu’« […] il incombe à l’analyste non pas de cesser d’être un analyste, mais de devenir un psychanalyste qui fait autre chose » (p.48), Ogden place ainsi la psychanalyse pour ce qu’elle ne peut cesser d’être : au service de l’humanité de l’être humain. « Le but de l’analyse […] est d’accompagner analytiquement le patient dans son dilemme d’homme » dit-il. Les valeurs éthiques de l’attitude analytique ne sont aucunement une valeur rajoutée, mais une valeur intrinsèque à l’être analyste et à la pratique analytique. « Si [les initiatives de l’analyste] ont une valeur analytique, c’est parce qu’elles sont à la fois humaines et propices à un important travail psychologique, c’est-à-dire un travail conscient et inconscient. » (p. 49) C’est dire que, dans l’analyse, exigences techniques et exigences éthiques se rejoignent dans la recherche de ce qui est authentique – vrai dit Ogden – dans l’expérience émotionnelle.
La description que fait Ogden du Penser à haute voix, avec un langage qui soit une « invention unique » et des paroles capables « d’exprimer ce qui est vrai » (p.55) fait écho chez moi à la parole bwiti des ngangas (médecins traditionnels du Cameroun) qui désigne une parole authentique et par là-même transformante.

À ce sujet, Ogden précise : « En interprétant, l’analyste symbolise verbalement son intuition de ce qui est vrai au regard de l’expérience inconsciente du patient, et ce fait même modifie ce qui est vrai et contribue à la création d’une expérience potentiellement nouvelle […] » Cette affirmation me parait particulièrement intéressante pour les lecteurs jungiens. En effet, pour Jung, le symbole a une « capacité à transformer l’énergie instinctuelle par des ‘représentations propres à traduire la libido par des équivalences et à la conduire ainsi vers une forme autre que la primitive’ ». « […] C’est par le symbole que peu à peu les contenus de l’inconscient peuvent être assimilés par le conscient. »

Ogden fait un rapprochement entre la responsabilité de l’analyste et celle du poète ; ainsi, Cet art qu’est la psychanalyse me semble parfois faire écho au Livre Rouge de Jung lorsque celui-ci, au début de sa plongée dans le travail avec l’inconscient, évoque la ‘voix’ féminine qui lui affirme que ce travail c’est de l’art – ce que Jung nie. Et pourtant… C’est une vaste question que de déterminer ce qui définit l’art. Mais dans la mesure où l’œuvre d’art émane de, et exprime ce qui habite l’artiste à un moment donné , sans nécessairement chercher à produire un effet esthétique – pour ne pas dire mondain – alors peut-être la voix entendue par Jung énonce-t-elle une affirmation assez juste. En tout cas, c’est une création, comme l’est toute démarche et tout geste habité. Vrai.

Puis, Ogden se livre à une nouvelle lecture des origines de la théorie des relations d’objet, convoquant des textes fondamentaux. Il illustre Deuil et Mélancolie d’un exemple clinique qui lui est propre, et effectue de la Théorie du narcissisme une lecture critique (au sens large et non pas péjoratif), évoquant le lien entre mélancolie et narcissisme. Il examine également la question du sadisme, celle de la manie, pointant notamment le moment où Freud, lui semble-t-il, « peut-être même sans s’en rendre compte, commence à envisager […] le versant psychotique de la manie et de la mélancolie, à savoir la fuite devant la douleur et devant une bonne partie de la réalité extérieure. » (p.77) Sur toute cette partie je ne m’attarderai pas.

L’éclairage que Ogden apporte sur la terminologie bionienne relative à la question du rêve et du ‘rêver’, permet de ‘penser plus loin’. Il souligne en particulier que l’incapacité de rêver est différente de l’incapacité de se souvenir de ses rêves. Rêver c’est faire des liaisons émotionnelles. C’est un travail de raffinage des impressions sensorielles qui permet l’émergence de la pensée. Toutes les images oniriques ne sont des rêves que s’ils sont assortis d’un travail psychique propice à la croissance.
Ces réflexions autour de la rêverie, du rêve et du rêver, du travail onirique et du travail du rêve, nous font alors déboucher de façon saisissante sur un nouvel espace d’exploration : la question de la conscience. « Rêver, désormais entendu comme activité onirique, est ce qui crée la conscience et l’inconscience et maintient la différence entre les deux. » (p.87) Et encore : « … le rêver, en tant qu’activité onirique, est ce qui nous permet de créer la structure de notre esprit […] ». Non pas refléter la différenciation entre vies consciente et inconsciente, mais la créer, engendrer cette différenciation entre esprit conscient et esprit inconscient. Rien moins. On se souvient que le récit mythique, chrétien en particulier, de la création est le récit d’une différenciation – eaux/terre, nuit/ jour…

L’idée de la co-création revient dans le livre par la mise en parallèle de la relation d’un lecteur avec l’auteur du livre, d’une part et de la relation analysant-analyste d’autre part, dans l’influence mutuelle qui aboutit à l’élaboration d’une expérience émotionnelle, d’une idée et d’une parole ; cela prend une importance que je crois cruciale dans la question de la vérité – qu’est-ce qui est vrai – en analyse. « […] penser des pensées qui expriment ce qui est vrai modifie la chose même qui est en passe d’être pensée. » (p. 111) Cette affirmation propre à éclairer la question du trauma, peut-on dire au passage, renvoie à la physique quantique aussi bien qu’à la dynamique de la démarche analytique. Ce qui est vrai est une découverte, mais en la faisant, nous créons quelque chose de nouveau. Dans cette création de nouveau en analyse, l’analyste, dit Ogden, doit à la fois être « émotionnellement présent et transparent » (p. 114) comme un bon auteur qui ne doit pas gêner le lecteur ni être l’objet de son attention. Ce qui nous ramène à l’idée que l’analyste peut largement ignorer la façon dont il aura pu être utilisé par le patient, ce qui est évidemment pour lui moins narcissiquement gratifiant que d’être clairement pris pour modèle identificatoire. Mais ce qui permet sans aucun doute à l’analysant de s’autonomiser plus sûrement – et d’abord vis-à-vis de son analyste – et également, de grandir et d’évoluer en fonction de son être propre.
Le questionnement à propos de Ce qui est vrai, amène peu à peu Ogden à explorer les tâches humaines qui, dit-il « alimentent un corpus d’expériences qui est […] commun à l’humanité entière. […] dans une analyse, l’universellement vrai est aussi tout à fait personnel et unique […] » (p. 115). Ainsi présentées, ces tâches humaines et son corpus d’expériences ne me semblent pas très éloignés de ce que les jungiens appellent le processus d’individuation où l’universel et le singulier se trouvent joints.

Ainsi, chaque expérience est unique, singulière. Ogden cite Bion : « La manière dont je mène une analyse n’a d’importance pour personne d’autre que moi, mais cela peut vous donner une idée de la façon dont vous pratiquez l’analyse, et ça, c’est important. » Jung en est convaincu et l’affirme dans le Livre Rouge : « […] mon exemple se mettra sur votre chemin comme un obstacle. Puissiez-vous me suivre, mais non pas sur mon chemin, sur le vôtre. » Il s’agit de toute la différence entre ‘donner un exemple’ et ‘se donner en exemple’.

Ogden partage le point de vue de Bion sur l’écriture psychanalytique qui consiste en « un effort non pas de rapporter, mais de créer une expérience émotionnelle très proche de celle que l’analyste a vécue […] » (p. 130). Chaque lecture crée une expérience nouvelle dans ce lien auteur-lecteur, texte écrit-texte lu, qui transforme le lecteur, lequel modifie le message en l’assimilant. Ogden crée, parle de son Bion. Il y a, pourrait-on dire aussi, ‘co-création’ auteur-lecteur, ou artiste-spectateur.
C’est pourquoi Ogden ne fait qu’évoquer « le O » de Bion, si difficile à définir qu’il ne cherche pas à le faire mais à provoquer chez le lecteur, « l’émergence de ses signification (les effets qui doivent être éprouvés) à mesure de notre cheminement » (p. 136). L’émergence implique l’apparition d’authentiques propriétés nouvelles. C’est une ‘expérience imprévue’ et ce concept sert à Ogden pour évoquer ce ‟O” : « une expérience dans O est une expérience de ce qui est et de ce qui devient » (p. 137). Je me demande si cela ne pourrait pas être rapproché, chez Jung, de la notion d’archétype (ce qui est) qui ‘informe’, donne forme au complexe (ce qui devient) . Activité de création, liberté de penser…

Souvent, remarque Ogden, au cours d’une séance d’analyse, poser des questions – et y répondre – risque de « distraire de la tâche qui [s’accomplit], au niveau inconscient, de faire connaissance l’un avec l’autre » (p. 142). Le plus important est l’être là (p.146) – terme qui n’est pas sans évoquer celui que Jung emploie dans le Livre Rouge : l’étant. Il s’agit, je crois, d’une qualité de conscience dans la profondeur du moment présent, d’une réceptivité sans jugement et sans pensée rationnelle. Non pas comprendre et réfléchir, mais, se laisser transformer par la conscience de l’expérience relationnelle de l’instant. Peut-être est-ce simplement ce que Jung appelle la fonction transcendante qui n’a rien à voir avec une quelconque mystique ou religiosité, mais parle du lien de communication qui se fait entre le conscient et l’inconscient.
« La rêverie […] est une forme d’expérience sans médiation […] En ce sens, je considère la rêverie comme une expérience de ce qui est à un niveau inconscient dans la relation analytique » (P.147). Ogden précise que dans cette expérience, il n’y a pas intervention d’un soi réflexif ce qui, me semble-t-il, est proche de ce que les bouddhistes appellent le ‘mental’. Il y a seulement le ‟vivre l’instant présent”, en pleine conscience. Ogden avait d’ailleurs souligné la différence entre penser à propos d’une expérience et être dans une expérience. Ce qui rend évidente, si besoin était, la nécessité d’avoir vécu une authentique analyse personnelle pour être soi-même analyste. Ainsi, dans la relation analytique, le cheminement des rêveries de l’analyste, si éloignées du patient qu’elles puissent paraître en séance, peuvent être écoutées comme la forme que prend l’expérience émotionnelle partagée dans l’instant vécu. Si je me mets à penser à une personne de ma famille, à une lettre à poster ou à tout autre élément réel ou imaginaire, je ne dois pas me gourmander de me laisser aller à une telle digression au lieu d’écouter le patient, je dois plutôt en observer le cheminement et la tonalité émotionnelle pour discerner le sens (signification et direction) de ce cheminement. Tout cela fait partie du « O de l’inconscient de l’analyste et de l’analysant vivant dans l’expérience du ‟tiers analytique” inconscient. » (p. 147)

En contrepoint de ses larges réflexions sur les travaux de Bion, Ogden réfléchit enfin sur le concept de ‘holding’ de Winnicott, moins simple qu’il n’y paraît, dit-il, montrant en effet la teneur complexe de cette fonction qui consiste à offrir à l’enfant la possibilité de ‟continuer-à-être” mais évolue au fur et à mesure que l’enfant commence à se nourrir de relations d’objet afin qu’il puisse créer « la matrice de sa psyché, un environnement porteur interne ». Ogden, ce faisant, tisse des allers et venues entre la position de la mère et celle de l’analyste d’une part, et d’autre part entre les vues de Winnicott et celles de contenant-contenu présentes de la pensée de Bion.

Ce livre de Ogden est pour moi un de ces ouvrages précieux qui libère (un peu, car c’est rude tâche !) ma pensée, la stimule et en fait une authentique – vraie, dirait Ogden – expérience intérieure. Transformante par conséquent.


Publié par Raguet Claire le 24 février 2017 dans Recensions de livres