Luigi ZOJA : Le Père – Le geste d’Hector envers son fils. Histoire culturelle et Psychologique de la paternité

2015, Les Belles Lettres/La Compagnie du Livre Rouge, Paris — ISBN : 978-2-251-4451-9

Sous l’influence anglo-saxonne, la psychologie du développement a mis l’emphase sur l’importance de la dyade mère-enfant. Dans l’approche jungienne, Erich Neumann qui s’est consacré à l’enfant et à la mère, a également donné peu de place au père. La traduction française du livre de Luigi Zoja publié en Italien en 2000 et consacré au père en se plaçant du point de vue de celui-ci vient donc combler un manque important.
Luigi Zoja cherche moins à dégager l’image paternelle archétypique originelle, primordiale dans son aspect naturel et intemporel, indépendant de la tradition, qu’à faire le récit de l’histoire de la paternité à travers les âges. En effet, comme l’a écrit Neumann : « L’image de la mère conserve son caractère immuable, la figure paternelle se transforme selon la culture. » Dans la lignée de ses travaux sur le 11 septembre et sur la recherche de rituels chez les adolescents contemporains, l’auteur tente de comprendre le monde actuel dans lequel il constate l’effacement progressif du père. Pour ce faire, il nous convie à un long pèlerinage aux sources de la paternité.
Dans une première partie, l’auteur revient aux origines et, s’appuyant sur la zoologie et l’éthologie, constate que la figure paternelle n’existe pas à l’état de nature : il n’y a pas de pères chez les mammifères supérieurs, primates compris, qui ne peuvent reconnaître leurs enfants. Les grands singes sont des pères absents polygames ! Les mâles infidèles, séducteurs ou sexuellement violents sont même avantagés par la sélection naturelle puisque seuls les mâles dominants peuvent engendrer alors que les autres, superflus, ne peuvent avoir de rapports sexuels. Contrairement à la maternité, la paternité ne peut donc s’être construite en prolongeant la condition animale et en l’habillant de formes acceptées par la société. La paternité implique un choix et une rupture avec la vie animale. C’est une création imaginaire. Comme l’a écrit Edgar Morin, le grand phénomène qui prépare l’hominisation est la naissance du père. Alors que chaque espèce hérite génétiquement de son mode d’accouplement, permanent ou temporaire, polygamique ou monogamique, l’homme s’est libéré de ce carcan et a réorganisé ses relations ; chaque individu pouvant avoir des rapports sexuels, cela a permis la création des couples. La fonction de père devant prendre charge de la sécurité et de l’alimentation de ses petits est un développement psychologique qui vient s’opposer aux dispositions biologiques du corps masculin dominé par la sexualité. L’homme qui partait pour de longs voyages de chasse a dû développer des images mentales du foyer pour prendre le chemin du retour et redonner une partie de sa chasse aux femmes et aux enfants. Ceux qui le faisaient plutôt que de continuer d’agir en singes mâles augmentaient ainsi les chances de survie de leurs petits. En s’imposant de rentrer près de leur compagne et en nouant une relation avec leurs enfants, ils ont établi une première règle culturelle alors que jusque-là seules les mères avaient développé un embryon de culture en prenant soin de leurs petits qui apprenaient à partir de leur modèle. Après avoir décidé de revenir près de leur femelle, les mâles se mirent à s’intéresser à elles et durent se construire un rempart pour tenter de circonscrire l’identité masculine en la séparant de celle de la femme. Alors que la femme prolonge la nature, l’homme ne peut s’humaniser qu’en renversant la nature parce que sinon il risque d’y régresser, avalé par le pulsionnel. Ce fut l’origine de la misogynie et de la répartition des tâches, la chasse pour l’homme, la cueillette pour la femme. La civilisation imposa également l’exogamie vis-à-vis du père alors que le père naturel est incestueux. La psyché humaine s’est peut-être développée sur cette tension originelle : désirer, mais s’interdire.
Dans une seconde partie, Luigi Zoja suit le développement historique de la paternité. Il affirme que si le pouvoir naturel de la fécondité féminine était l’objet d’un culte au néolithique et que les statuettes de Vénus symbolisaient un pouvoir créateur magique qui dominait la psyché collective, la Grèce ancienne développa le patriarcat par énantiodromie de la vénération préhistorique de cette fécondité féminine. La présence de l’homme semblait contingente ; celle de la femme, nécessaire. Les mythes ont permis de remédier à cette faiblesse intérieure de l’homme. La théogonie d’Hésiode montre les difficultés de l’accession à la paternité dans l’histoire d’Ouranos repoussant ses enfants dans le ventre de Gaia, puis de Cronos dévorant ses enfants. Zeus est le premier dieu-père. Il affirme définitivement son pouvoir sur l’univers féminin en donnant naissance seul à Athéna. Ce mythe de la création paternelle s’enracine alors dans un mythe physiologique : le père est actif, la mère passive, le lien du sang se transmet de père en fils. Le ventre maternel n’est que la terre nourricière où va se développer la semence qui vient du père. Ce préjugé a perduré jusqu’au siècle des Lumières. Le développement de la civilisation grecque a été lié à l’autodiscipline et à la censure des capacités féminines. C’est ainsi que les hommes créent et deviennent symboliquement des pères en réfrénant la satisfaction de leurs besoins immédiats pour élaborer en eux-mêmes la nouveauté et fonder la culture.
L’auteur s’attarde sur certains épisodes de l’Iliade et de l’Odyssée pour illustrer son propos. Le geste d’Hector élevant son enfant au-dessus de lui et souhaitant qu’il devienne encore plus vaillant que lui, affirme la valeur morale de la paternité. Cette élévation rituelle marque la naissance du fils en tant que fils, mais consacre aussi le père en tant que père. Il s’agit de faire triompher la piété paternelle sur la bestialité masculine et l’individualisme irresponsable de l’adolescent éternel. L’armure autoritaire et guerrière du père ne relève pas de la nature du père, mais de sa crainte de régresser à la faiblesse naturelle et à l’insignifiance. L’Odyssée d’Ulysse illustre la patience requise pour apaiser la tension entre le désir d’aventure et celui de retrouver sa famille. Dans les deux cas, il s’agit de développer la force morale qui permet de prendre l’autre en charge.
Rome poursuivra la réécriture des mythes grecs, l’Énéide ne manquant jamais une occasion de rappeler que pères et mères sont ennemis et que la rationalité doit permettre de contrôler le principe féminin. Luigi Zoja met en perspective les raisons du développement du patriarcat et de son influence jusqu’à nos jours.
Dans une troisième partie, l’auteur aborde la modernité. Il note qu’avec le Christianisme, le père cesse d’être l’image exclusive de Dieu sur terre : le fils est Dieu sur le même plan que le père. Mais c’est évidemment au XVIIIe siècle que l’absolutisme du père à la maison va prendre fin en même temps que celui du roi dans l’état. Jean-Jacques Rousseau confie l’éducation d’Émile à un précepteur, préfigurant le système scolaire qui va soustraire l’enfant à l’autorité du père. Le roi guillotiné, les fils ne voudront plus être élevés par le père et clameront : « Liberté, égalité, fraternité ». Ultimement cela amènera l’effritement du pouvoir religieux et étatique et la mort de Dieu discutée par Nietzsche au XIXe siècle.
La survie des pères s’est maintenue cependant pendant de nombreuses générations parce que les enfants pouvaient se nourrir de la présence de leur père qui travaillait encore près de la maison, qu’ils observaient et avec qui ils passaient du temps. La présence concrète du père et les récits portés par les anciens, gardiens de la mémoire, enseignaient au fils ce qu’était être un homme. Les enfants apprenaient le métier de leur père ; ils ne pouvaient pas en imaginer un autre.
La révolution industrielle a bouleversé ces rapports familiaux. Le père a disparu du champ de vision de son fils en allant à l’usine, plus tard au bureau. Il rapportait un salaire, mais avait perdu sa place dans l’imaginaire de ses enfants en ne les initiant plus à la vie. Il était devenu un inconnu pour eux, un étranger parfois méprisé. La ville et les médias offraient une infinité d’exemples de gens plus riches, plus forts, plus intelligents ou plus connus que lui. Il devint un contre-exemple. Se sentant humilié, le père n’eut plus envie de retourner à la maison pour s’y faire critiquer. Il préféra la taverne.
Les guerres mondiales ont éloigné les pères des fils et les fils des pères. L’autorité des généraux et des chefs de guerre a été remise en question, l’autorité politique critiquée. Quand les pères sont revenus de guerre, ils n’ont pas été accueillis en héros ; les mythes héroïques ont commencé à s’effondrer, un phénomène que l’Amérique ne connaitra qu’à la fin de la guerre du Vietnam. La pédagogie se centre sur l’enfant qui devient le nouveau roi de la famille. Les dictatures du XXe siècle ont été des réactions à la déliquescence du patriarcat, mais Hitler, Mussolini ou même Staline (le petit père des peuples) ont établi leur autorité absolue en sapant celle de la famille et en galvanisant des hordes primitives de frères, en remplaçant la maitrise de soi et le projet singulier par les plaisirs des sensations fortes.
Luigi Zoja présente ensuite une analyse psychologique des Raisins de la Colère de John Steinbeck, qu’il voit comme une Énéide à l’envers, le tracteur étant le cheval de Troie qui va leur permettre d’accaparer les biens des Joad et le voyage vers l’ouest l’illustration moins de la crise économique que du déclin de l’autorité paternelle. Dans cette épopée moderne, Noah, stérile, ne sait plus comment se comporter en père, Pa Joad tombe dans l’hystérie suite à sa déchéance économique, son fils Tom est divisé entre la violence du dur à cuire et l’attachement aux jupons de sa mère, John soumis à l’alcool et aux bordels sera le père indigne. Le père déchu quitte la scène familiale.
Dans une dernière partie, Luigi Zoja analyse la situation actuelle et se demande si le père est une espèce en voie de disparition. Toutes les sociétés ont compris qu’il fallait canaliser l’excès de force primaire du jeune homme pour structurer la famille et faire progresser la civilisation. Le père consacre aujourd’hui de plus en plus d’argent, mais de moins en moins de temps à son enfant (7 minutes par jour en moyenne). L’école — devenue un lieu essentiellement féminin — et les activités extérieures ont pris sa place. La majorité des enfants passent une partie de leur vie avec un seul parent, la mère le plus souvent. Bien des mères assument le rôle de chef de famille. Seuls 20 % des pères divorcés voient leurs enfants au moins une fois par mois aux États-Unis. Les enfants sont essentiellement exposés à des femmes et à d’autres enfants de leur âge. Si l’apprentissage horizontal satisfait la curiosité de l’enfant, il ne satisfait pas son besoin de grandir : « Pour le fils, le père c’est l’anticipation de sa propre virilité, avec laquelle il rentre en conflit du fait de son désir de rester infantile » écrit Jung dans Psychologie et Éducation (P.235). Le père contemporain est perçu comme castrateur ou absent (même s’il est là) ; il tente de préserver le contact avec son fils en étant un père-copain, en regardant la télé avec lui, mais il n’est plus une référence. Les photos présentées par Luigi Zoja sont très parlantes : alors que le père au début du XXe siècle était au centre de la photo de famille, laissant clairement paraître dans sa tenue son appartenance sociale, de nos jours on ne peut plus savoir le statut social du père et le « nouveau père » est souvent présenté torse nu avec son bébé. Le rôle paternel est alors ramené à une protection primaire : il copie les gestes de la mère. Dans ce déficit d’images masculines qui permettraient à l’adolescent d’être soutenu dans la constitution de son identité et d’entrer dans la société des pères, on ne peut s’étonner que 85 % des détenus aux États-Unis n’aient pas de père. L’initiation permettait une deuxième naissance spirituelle dans le monde des pères et donnait l’occasion de se forger une nouvelle identité à travers la souffrance. Notre monde évite la souffrance, mais le besoin archétypique d’initiation continue de se manifester, notamment dans les groupes d’adolescents. Ceux-ci peuvent développer des conduites à risque, une sexualité jetable après usage, des enfantements sans paternité, une régression à un stade antérieur à l’invention du père. L’argent du « breadwinner » achète beaucoup de choses à l’enfant, mais ne peut se substituer au manque d’initiation et de bénédiction rituelle par le père. La société de consommation vise la satisfaction orale et peut maintenir dans une éternelle adolescence celui qui refuse les responsabilités de l’adulte. Même le travail analytique qui permet de construire ces re-pères nécessaires à la quête de l’individuation sera difficile pour des jeunes gens non habitués à des projets à long terme. Ces constatations pessimistes font penser que Luigi Zoja voit plus une régression qu’une mutation dans l’évolution actuelle.
Le projet de ce livre est en lui-même une quête du père par l’auteur, à la recherche du sens de son itinéraire à travers la métaphore historique, car : « Le père regarde devant lui pour élaborer un projet et derrière lui pour donner sens et mesure au passé ». Il est possible que la préoccupation des jeunes pour l’écologie, que l’on voit d’abord comme un désir de réparation des effets du patriarcat sur la terre mère, soit aussi porteuse d’une nouvelle position paternelle responsable de la planète et que, comme le suggère Luigi Zoja, s’il a perdu son autorité, le père a peut-être gagné la possibilité d’une relation plus vraie avec son fils.


Publié par Rivière Yvon le 24 février 2017 dans Recensions de livres